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à des œuvres de bienfaisance. Il considérait avec un grand chagrin et un grand dépit (ainsi qu’on le voit notamment à son œuvre posthume De l’homme) l’abaissement et la dissolution intestine de sa patrie. Ses œuvres partent de la conviction que l’exclusion des individus de la part active qu’ils peuvent prendre à la vie publique a forcément des conséquences malheureuses. Les caractères n’ont pas de mobiles et d’objets d’actions assez grands. La littérature ainsi que la morale en souffrent fatalement. Car le talent comme la vertu, « l’esprit » comme « la probité » ont un développement régi par la forme de gouvernement et par l’éducation, déterminée à son tour par la forme de gouvernement. Telle est la grande et grave pensée dont Helvétius part dans ses œuvres. Il continue la théorie de Condillac, que toutes les facultés sont développées par l’expérience et par l’influence extérieure. L’amour de nous-même est acquis lui aussi : car nous ne pouvons éprouver d’amour sans avoir éprouvé auparavant de plaisir et de douleur. Le sentiment du plaisir et de la douleur est donc le seul don que la nature nous ait directement fait. Il éveille et aiguise l’attention et détermine nos actions. Ce qui attirera notre attention dépend de l’éducation — ce terme étant pris dans son sens le plus large, c’est-à-dire signifiant tout ce qui dans notre entourage et dans notre milieu influe sur notre développement, les futilités les plus insignifiantes elles-mêmes. En concevant le mot éducation dans ce sens, Helvétius peut soutenir que jamais deux hommes ne reçoivent absolument la même éducation (De l’esprit, III, 1). Les dons naturels sont égaux chez tous les hommes, mais les conditions de développement sont différentes. Helvétius fait dériver de l’éducation toutes les diversités de caractère, et celle-ci dépendant en revanche de l’état de choses public et de la forme de gouvernement, on voit comment sa théorie motive son chagrin et son dépit au sujet de la situation intérieure de la France.

La corruption des mœurs ne consiste pas tant dans les débauches auxquelles se livrent les individus que dans la scission générale entre l’intérêt individuel et l’intérêt social. C’est de l’hypocrisie de la part des moralistes, que de s’attaquer aux vices particuliers des individus, au lieu de diriger leurs attaques