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Quiconque acquiert un principe intérieur d’ordre, de paix et de concorde est l’architecte de son propre bonheur. Le bonheur dépend de l’intérieur, et non de l’extérieur. L’harmonie et la beauté des sentiments, ce sont les formes et les mœurs de la vie sociale véritable : ce qui satisfait aux prétentions de la vie de société, établit aussi l’harmonie dans l’âme de l’individu. Aussi — écrit Shaftesbury dans les Lettres à un jeune étudiant — recherchez le beau en tout, même dans les plus petites choses ! — Il esquisse une esthétique évolutionniste moderne en disant (dans les Miscellaneous Reflexions) : « Les formes laides engendrent à la fois le malaise et la maladie, mais de belles proportions procurent un avantage, car elles rendent plus apte à l’action et elles l’accélèrent. »

Le sens de l’ordre et de l’harmonie dans lequel consiste pour Shaftesbury le sens moral ne se fixe pas seulement sur la société humaine, mais sur l’univers entier et se transforme ainsi en respect religieux. L’ordre de la nature est admirable. Le malheur et le mal n’existent que pour l’observation bornée : notre pensée finie est souvent obligée de regarder comme imparfait ce qui semblerait une perfection si nous pouvions l’embrasser du point de vue de l’ensemble. L’univers ne rencontre pas de résistance extérieure. Il suit son ordre harmonieux à lui, qui a sa raison dans la pensée de Dieu. — L’éthique conduit ainsi à la religion, et Shaftesbury préconise « un noble théisme, qui conçoive Dieu comme l’Être aimant et protecteur, et par suite comme le modèle idéal ». Par contre on commencerait par la fin, à rebours, si l’on voulait (avec Locke) étayer l’éthique sur la religion. Alors disparaîtrait le désintéressement. La vertu est sa propre récompense. Quelle récompense lui conviendrait mieux ?

Francis Hutcheson (1694-1747), un Écossais né dans le nord de l’Irlande, fut professeur de philosophie morale à Glasgow après avoir dirigé une académie privée à Dublin ; grâce à lui les idées de Shaftesbury prirent une forme plus systématique et se répandirent en même temps dans de plus grands cercles. Son Inquiry into the ideas of beauty and virtue (1725) donne un examen du sentiment esthétique et éthique qui renferme quantité d’observations intéressantes et précise plusieurs points