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de la raison, ne peut se trouver que là où précisément la nature la plus intime de l’âme s’exprime dans les bonnes actions. Développer en soi une nature susceptible de faire disparaître toute occasion de conflits intérieurs, voilà pour Montaigne l’idéal. Il sait qu’il ne se tient qu’au troisième rang, qu’il n’est ni de ceux qui luttent vaillamment, ni de ceux qui sont dispensés du combat. Mais il admire « la hauteur des âmes héroïques ». Sa propre faiblesse ne le rend pas aveugle pour la force d’autrui. Tout en rampant par terre, il peut voir leur haute envolée. Et il ne s’estime pas peu d’avoir conservé son jugement moral dans un siècle où la vertu ne semble être autre chose qu’un « jargon du collège. » (I, 19, 36 — II, 11 — III, 13).

Le langage que tient Montaigne en faveur de la notion de nature a un caractère antique. Mais chez lui cette notion dépasse la forme bornée qu’elle a chez les penseurs grecs. Par sa liaison si étroite avec la notion d’individualité elle est étendue jusqu’à l’infini. Si Montaigne oppose la nature aux artifices des hommes, c’est d’une part que ceux-ci établissent certaines formes comme seules justifiées, méconnaissant ainsi la profusion de la nature, que d’autre part ils violent l’individualité singulière, qui possède le même droit de se développer que toute autre. L’avenir était ouvert aux deux idées d’infini et d’individualité. Et le doute de Montaigne, sa grande faculté d’observation et son érudition d’humaniste lui donnèrent la liberté d’esprit et l’étoffe voulues pour inculquer le sens de ces notions. Son doute, qui est proprement une affirmation du droit de penser, le porta à franchir les barrières artificielles, et sa vaste expérience et son érudition lui enseignèrent ce que l’on peut trouver au delà de ces barrières : de nouvelles formes individuelles, par lesquelles s’exprime une même nature, unique et infinie.

Montaigne mourut en 1592. Un penseur de sa trempe ne pouvait vraiment pas trouver de disciples. Sa pensée était trop personnelle pour cela. En lui étaient réunis des éléments qui ne pouvaient réapparaitre chez aucun autre dans la même combinaison. Celui qu’on doit considérer comme son premier disciple et comme l’ordonnateur systématique de ses idées ne représente qu’un côté particulier, sans doute très