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désespérant de tenter d’établir des lois ou des types généraux. Aucune loi ne saurait épuiser la variété des cas. Plus l’examen est exact, plus on découvre de différences. Et en essayant de ramener les différences trouvées à des points de vue communs, on verra qu’elles sont en contradiction intime entre elles, de telle sorte que la comparaison ne saurait mener à aucun résultat. — Les modifications continuelles et les grandes divergences apparaissent également dans les lois morales et sociales. On ne peut citer aucune loi naturelle qui soit observée par tous les hommes. Les mœurs changent selon le temps et le lieu. Qu’est-ce qu’une bonté qui était considérée hier, mais ne l’est plus demain, et devient crime quand on passe le fleuve ? La vérité peut-elle être limitée par des montagnes, et devenir mensonge au delà ? — Le doute, telle est donc la dernière issue. Mais le doute ne peut pas être, lui non plus, fixé comme valable d’une façon certaine. Nous n’avons pas le droit de dire que nous ne savons rien. Notre résultat sera : que sais-je ?

On a souvent imputé ce cours d’idées de Montaigne au scepticisme, parce qu’on y voyait son dernier mot. Pascal déjà le comprenait ainsi. Mais on n’atteint pas par là la base dernière de la conception que se fait Montaigne de la vie, le point autour duquel tout se meut en dernière analyse, et où il esquisse toute une conception du monde. Certes, Montaigne a trop du « causeur » pour développer sa conception du monde sous une forme purement philosophique. Mais son dernier mot n’est pas la diversité déconcertante des phénomènes, n’est pas le scepticisme, non plus que l’individualisme. Derrière toutes choses s’élève chez lui un arrière-plan immense : l’idée de la nature dans son infinie grandeur, dont est issue la profusion des phénomènes, et dont la force se ramifie dans tout être individuel d’une façon originale2.

Non content de réfuter le savoir ampoulé, Montaigne préconise franchement l’ignorance, parce qu’elle donne libre jeu à la nature et que la réflexion et l’art ne viennent pas empêcher « notre grande et puissante mère Nature » de nous guider. Par ignorance, il n’entend pas le vide grossier, sans pensée ; mais l’ignorance qui naît de l’intelligence des bornes de notre être. Ce n’est qu’en poussant une porte que nous pouvons nous con-