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qui se révèlent comme absolument inconciliables. Par cette thèse (contenue dans la Réponse aux questions d’un provincial) Bayle ouvrit le débat le plus considérable qui se soit élevé sur le problème du mal depuis l’Aurore de Jacob Böhme. Dans son Dictionnaire historique et critique (notamment dans l’article sur les Manichéens) il avait déjà prétendu que l’hypothèse de l’existence de deux principes dans le monde, un bon et un mauvais, serait très difficile à réfuter, si elle était soutenue par des penseurs impartiaux et sagaces. Si Saint-Augustin n’avait pas abandonné la doctrine des Manichéens, il aurait pu, d’après Bayle, en faire quelque chose capable de dérouter les orthodoxes. Cette doctrine ne peut être réfutée par le moyen de la raison. On a le choix entre la raison et la foi et la foi apparaît d’autant plus magnifique que le dogme à croire est plus contraire à la raison. Bayle lui-même avait certainement fait son choix et il était sincère en faisant cette distinction si nette. Mais ce choix ne l’empêcha pas de reconnaître une humanité indépendante de tout dogmatisme. Il attache (surtout dans les Pensées diverses à l’occasion de la comète) une grande importance aux instincts naturels qui conservent l’individu et l’espèce sans raisonnement conscient. Quant à la façon d’agir de l’homme dans la vie publique et dans la vie privée en ses grands traits, il soutient qu’elle dépend bien plutôt du tempérament naturel et du caractère que de la foi ou de l’incrédulité. Voilà pourquoi (et on le prit en très mauvaise part) il peut très bien se représenter un État d’athées. Ludwig Holberg, faisant allusion à cet ordre d’idées de Bayle, fit remarquer plus tard que toute la discussion relative à la question de savoir dans quelle mesure les libres penseurs peuvent vivre en conformité avec la morale, devient de ce fait inutile (Ep. 210). Cet ordre d’idées se rattache naturellement à la lutte ardente que Bayle soutint pour la tolérance ; il tient aussi à ce qu’il sauvegarde l’indépendance de l’éthique en face de la théologie. Il emploie ici la méthode cartésienne d’une façon intéressante : de même que cet axiome : le tout est plus grand que la partie, est clair et distinct au point qu’on ne pourrait croire à une révélation qui lui serait contraire, — de même les jugements éthiques les