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au lieu de s’élever lentement jusqu’à eux en suivant les nombreux moyens termes. À l’esprit humain il faut du plomb, et non des ailes.

Le but, c’est d’enrichir la vie humaine au moyen d’expériences que l’on peut faire quand on connaît la nature. Savoir est pouvoir : car nous avons la faculté de produire les choses quand nous en connaissons les causes. À l’aide des inventions et des arts mécaniques, les hommes se sont peu à peu tirés du sein de la barbarie et sont enfin parvenus à une vie civilisée. Ce moyen peut seul remédier à la misère et au malheur dont souffrent encore les hommes. Prendre une puissance plus grande sur la nature, toute la question est là ; mais cela ne se peut que si on lui obéit. — On aurait cependant tort d’attribuer à Bacon la croyance que la science doit être cultivée uniquement pour son utilité pratique. Au-dessus de l’avantage que peuvent procurer les connaissances, il place en effet la contemplation des choses (la contemplatio rerum au-dessus de l’inventio fructus). Nous nous réjouissons de la lumière, qui nous permet de travailler, de lire, de nous voir ; mais le spectacle même de la lumière est plus magnifique que son utilisation multiple.

Mais on ne peut espérer atteindre le but grandiose que si l’on est sans préjugés. De même qu’au ciel, nous ne pouvons être admis dans l’empire humain fondé sur la science que si nous redevenons comme des enfants. Il faut se défaire des préjugés et des opinions préconçues. Il s’agit d’expliquer la nature et non d’empiéter sur la nature, il faut une interpretatio, et non une antecipatio. Aussi Bacon cherche-t-il à donner une théorie générale des anticipations injustifiées. C’est sa célèbre théorie des idoles de l’esprit (idola mentis) ; il faut détruire ces fantômes pour que l’esprit devienne une table rase (tabula abrasa), où les choses écriront leur vraie nature. Bacon distingue quatre classes dans ces illusions.

Quelques illusions sont fondées sur la nature humaine et, pour cette raison, communes à toute l’espèce (idola tribus). De ces idoles de la tribu sont celles qui tiennent à la tendance que nous avons à concevoir les choses d’après leurs rapports avec nous et par analogie avec nous (ex analogia hominis), et non dans leurs rapports et par leur analogie avec l’univers (ex ana-