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CLIO, LIVRE I.

s’écria-t-il, ne tue pas Crésus ! » Tels furent ses premiers mots ; et il conserva la faculté de parler le reste de sa vie.

LXXXVI. À la prise de Sardes les Perses ajoutèrent celle de Crésus, qui tomba vif entre leurs mains. Il avait régné quatorze ans, soutenu un siége d’autant de jours, et, conformément à l’oracle, détruit son grand empire. Les Perses qui l’avaient fait prisonnier le menèrent à Cyrus. Celui-ci le fit monter, chargé de fers, et entouré de quatorze jeunes Lydiens, sur un grand bûcher dressé exprès, soit pour sacrifier à quelques dieux ces prémices de la victoire, soit pour accomplir un vœu, soit enfin pour éprouver si Crésus, dont on vantait la piété, serait garanti des flammes par quelque divinité. Ce fut ainsi, dit-on, qu’il le traita. Crésus, sur le bûcher, malgré son accablement et l’excès de sa douleur, se rappela ces paroles de Solon, que nul homme ne peut se dire heureux tant qu’il respire encore ; et il lui vint à l’esprit que ce n’était pas sans la permission des dieux que ce sage les avait proférées. On assure qu’à cette pensée, revenu à lui-même, il sortit par un profond soupir du long silence qu’il avait gardé, et s’écria par trois fois : « Solon ! » que Cyrus, frappé de ce nom, lui fit demander par ses interprètes quel était celui qu’il invoquait. Ils s’approchent, et l’interrogent. Crésus, d’abord, ne répondit pas ; forcé de parler, il dit : « C’est un homme dont je préférerais l’entretien aux richesses de tous les rois. » Ce discours leur paraissant obscur, ils l’interrogèrent de nouveau. Vaincu par l’importunité de leurs prières, il répondit qu’autrefois Solon d’Athènes était venu à sa cour ; qu’ayant contemplé toutes ses richesses, il n’en avait fait aucun cas ; que tout ce qu’il lui avait dit se trouvait confirmé par l’événement, et que les avertissements de ce philosophe ne le regardaient pas plus lui en particulier, que tous les hommes en général, et principalement ceux qui se croyaient heureux. Ainsi parla Crésus. Le feu était déjà allumé, et le bûcher s’enflammait par les extrémités. Cyrus, apprenant de ses interprètes la réponse de ce prince, se repent ; il songe qu’il est homme, et que cependant il fait brûler un homme qui n’avait pas été moins heureux que lui. D’ailleurs il redoute la ven-