Page:Hémon - Lizzie Blakeston, 1908.djvu/3

Cette page a été validée par deux contributeurs.

tion sauvage, et même repu, il était sans gaieté, prévoyant les jeûnes à venir.

Sa sœur Lizzie était, comme il convient à son sexe, moins exclusivement préoccupée de ce genre de choses. Elle n’hésitait nullement, à l’occasion, à repousser par la violence les incursions tentées par son jeune frère sur sa part de victuailles ; mais quand les victuailles manquaient, elle affectait volontiers, et sans grand effort, une légèreté de cœur qui remplissait Bunny d’admiration. Il ne pouvait comprendre que sa sœur avait, pour la soutenir au milieu des privations et des déboires, son art, qui lui était un idéal et une consolation : Lizzie était danseuse.

Dans n’importe quel quartier populeux de Londres on peut voir, autour des Italiens et de leurs pianos mécaniques, de petites filles évoluer par paires, convaincues et solennelles, levant légèrement sur l’asphalte grasse des souliers éculés. Elles méprisent la polka enfantine et la valse langoureuse : leur danse est un curieux mélange de gigue, de pavane et de cake-walk ; mais la cadence est impeccable, la souplesse du genou et de la cheville révèle de longues années d’entraînement, et elles apportent à l’accomplissement du rite une gravité qui impose le respect.

Lizzie Blakeston était, à l’âge de douze ans, la meilleure danseuse de Faith street, de Cambridge road et peut-être de tout Mile-End, simplement. Qu’un orgue se fit entendre dans un rayon d’un quart de mille autour de sa demeure, et elle arrivait en courant, assujettissant d’une main sur sa tête un canotier délabré. Elle réparait rapidement le désordre de sa toilette tirait un bas, relevait une manche, repoussait dans le rang un faisceau de mèches rebelles, puis elle dansait, et les ballerines locales rentraient dans l’ombre.

Pas un piano mécanique dans Londres ne jouait un air sur lequel elle ne pût broder quelque pas ingénieux : Geneviève, Blue Bell, le Miserere du Trouvère ou la Marseillaise, tout servait indifféremment à son jeune génie. La grâce mièvre du menuet et l’excentrique audace du cake-walk se fondaient dans les évolutions de ses jambes minces revêtues de bas troués. L’harmonie exorbitante qui s’échappait à flots du piano mécanique s’emparait d’elle comme une main impérieuse, faisait monter vers le ciel en geste d’offrande ses minces souliers jaunes, rythmait le mouvement de ses bras