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CONCLUSION 403

jamais qu’en vertu de tendances primitivement intéressées. — Or quel intérêt ai-je à répandre une vérité qui me causera de la douleur ? Trouvez-moi, dans votre système, une raison, une seule, pour m’empècher de mettre, selon une parole familière et profonde, la vérité intellectuelle, qui ne se mesure pas et ne se compte pas, sous le boisseau qui sert à mesurer ma subsistance matérielle. Vous me dites que « la foi que je porte en moi n’est pas un accident, mais le produit du temps » ; vous me prescrivez « de jouer mon vrai rôle dans le monde ». Mais, si ce rôle est un rôle de sacrifice et de malbeur, c’est en vain que, pour me le faire accepter, vous invoquerez ce passé dont je suis le fils, ce temps dont je suis le produit fatal. Que m’importe un passé où je n’ai pas été ? Que m’importe l’avenir où je ne serai pas ? — Mes pensées sont mes enfants, dites-vous, et je ne dois pas les laisser périr dans l’abandon. — Eh quoi ? mes pensées ne sont-elles pas nées au hasard d’une simple association d’idées ? Enfants de la fatalité, je ne les ai point suscitées en moi par mon vouloir, je ne les ai point faites et créées. Elles me sont nuisibles, je les anéantis : qu’y voyez-vous de mal ? Chercherez-vous à vous appuyer sur l’instinctive sympathie que je possède à l’égard de certains principes, sur la répugnance que j’éprouve à l’égard d’autres principes ? Comme cette vérité semble tomber bas, pour laquelle je ne posséderais que de la sympathie ! D’ailleurs cette sympathie fatale pour la vérité, en devenant consciente d’elle-même, perdrait toute sa force, et l’homme se retrouverait de nouveau en présence de son intérêt personnel, qui lui commande de garder pour lui le vrai, si le vrai est périlleux à faire entendre.

Pour comprendre le progrès moral qui s’est produit depuis un siècle dans le système de l’utilité, parfois peut-être aux dépens de la logique, il faut comparer aux paroles élevées de M. Spencer ce passage si net et si positif de La Mettrie : « La vertu et la vérité sont des êtres qui ne valent qu’autant qu’ils servent à celui qui les possède... — Mais, faute de telle ou telle vertu, de telle ou telle vérité, les sociétés et les sciences en souffriront ! — Soit ; mais, si je ne les prive pas de ces avantages, moi j’en souffrirai. Or est-ce pour autrui ou pour moi que la raison m’ordonne d’être heureux 1 ? » — C’est là, il faut en convenir, un

1. Disc. sur le bonheur, p. 218.