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CONCLUSION 395

fions de mille manières, nous le transformons complètement sous l’action lente de révolution ; mais il reste toujours au fond de nous, caché comme les racines de l’arbre, et pourtant nous nourrissant tous de sa sève. Vous voulez l’arracher entièrement, l’enlever du monde moral, et vous ne vous apercevez pas que le monde moral tout entier s’écroulerait et se dissoudrait sans lui.

Ici, la question morale se transforme et devient une question vraiment métaphysique, portant sur le fond même de l’être et sur sa tendance primitive. Malgré les affirmations des utilitaires et des évolutionistes de l’école anglaise, est-il donc certain que le fond des choses soit un égoïsme tantôt conscient, tantôt inconscient ; ou bien ne peut-on se représenter l’univers sur un autre type et d’après une conception plus large ? Nous entrons d’ailleurs ici dans cette sphère de l’inconnaissable qu’admet M. Spencer et où les diverses hypothèses ne peuvent se vérifier ou se démontrer ; mais il en est au moins de plus belles que les autres ; il en est qui nous semblent mieux rendre compte de toutes les puissances que nous sentons ou croyons sentir en nous ; mirage ou vérité, elles nous attirent à elles par une séduction invincible. Nous croyons en notre liberté réelle ou virtuelle, en notre désintéressement ; nous avons foi en notre être moral ; nous avons foi en nous : toutes ces croyances sont assurément mêlées d’illusions, de confusions, de faussetés ; et cependant n’y a-t-il rien au fond et ne peut-on tirer de notre conscience, qui nous trompe si souvent, comme un résidu de vérité ? Il ne s’agit pas ici de se sauver dans le « noumène », comme fait Kant ; il faudrait trouver quelque tendance immanente à l’être même. Cette tendance fondamentale ne serait-elle pas, comme nous l’avons déjà dit, la tendance à l’élargissement de soi, à la liberté, mieux encore à la délivrance de tout penchant inférieur, et par là à l’union avec les autres, à la sympathie, à l’amour ? Le penseur qui a donné à l’école anglaise ses plus purs principes et lui a tracé ses premières genèses, c’est assurément La Rochefoucauld, théoricien beaucoup plus profond qu’on ne le croit d’habitude ; c’est en lui que nous trouvons l’expression la plus saisissante de cette doctrine moitié psychologique et moitié métaphysique qui explique tout mouvement et tout développement de l’être par le seul amour de soi. « Tout vient se perdre, dit-il, dans l’amour « de soi comme les fleuves dans la mer, » et l’école an-