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394 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

lierre lui-même qui s’est attaché profondément à l’arbre et s’y retient de ses propres racines, ou s’il y est suspendu par des liens étrangers ? De même, plus l’amour unit les hommes, plus on peut croire que le déterminisme les enchaîne. Mais cette apparente nécessité de l’amour véritable ne vient-elle pas de ce qu’il constituerait précisément la plénitude de la liberté ? Dans l’amour désintéressé d’autrui, il semble que l’esprit peut s’élever assez haut pour s’affranchir des tendances inférieures , pour enlever ainsi toute prise à un grand nombre de motifs et de mobiles, et pour devenir incapable de haine ou de bassesse non par impuissance et par nécessité, mais par une sorte de victoire et par un dégagement de sa primitive nature 1. Dans la société idéale, nous pourrions tous compter les uns sur les autres, chacun serait également sûr et de soi-même et d’autrui ; l’amour serait alors si spontané et si rapide en ses mouvements qu’il ne laisserait plus place à nul sentiment d’envie ou de haine et s’étendrait à la société entière , pénétrant jusqu’au fond tous les cœurs ; mais serait-ce donc là pure fatahté, comme M. Spencer le croit ? N’est-ce pas plutôt à ce moment que la volonté redevient maîtresse de soi ? Parce qu’on ne la voit plus s’attarder dans la lutte et l’effort, est-ce une raison pour ne plus croire à son libre élan ? L’aile qui bat le plus vite semble rester immobile.

On voit, dans la question de l’amour, quel est le pour et le contre, et sur quels points précis porte l’opposition de la morale purement naturaliste et de la morale idéaliste. Cette dernière doctrine est tout au moins la plus attrayante, et l’on aime à s’enchanter soi-même de ce sublime idéal de liberté et de désintéressement ; on voudrait de toutes les forces de sa raison se prouver à soi-même et prouver aux autres qu’il est possible. Mais il reste une dernière ressource au naturalisme ; c’est de répondre : — Votre idéal serait fort beau sans doute ; par malheur, il est irréalisable, non -seulement parce qu’il est trop au-dessus de notre nature actuelle, mais parce qu’il est en pleine contradiction avec elle. La tendance essentielle et fondamentale des êtres est l’amour de soi. C’est là la base solide de tout notre être moral. Cet amour de soi, nous le diversi-

1. Voir M. Fouillée, La liberté et le déterminisme, et L’idée moderne du droit.