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CONCLUSION 389

cette négation de l’amour d’autrui qu’entendent les utilitaires, serait la première forme de l’amour.

Si le sentiment encore vague de la sympathie est déjà difiicile à conserver pour la psychologie et la morale anglaises, à plus forte raison l’amour dont nous croyons être capable pour les autres hommes. Le type de la vertu, pour l’utilitaire exclusif, c’est l’économie, c’est l’épargne, c’est la richesse qui s’amasse et se conserve. Mais la richesse qui n’amasse que pour répandre, l’économie qui se fait prodigue, et l’épargne qui se fait généreuse, seraient la négation même de la vertu benthamiste. Que pourrais-je donc donner, dans cette doctrine, sans une arrière-pensée, et pour ainsi dire sans un arrière-désir ? Je me trouve dans la pire des misères, la misère morale : ce dont je suis pauvre, c’est de bonne intention, c’est de bonne volonté. Ce que je crois vous donner, moi, un désir le donne à ma place ; ce que je crois vous donner, un intérêt vous le prête ou vous le vend : rien de gratuit. En allant vers vous, c’est encore, sans le savoir, à moi que je reviens. Quand je me sacrifierais pour vous, quand je mourrais pour vous, ce serait, comme l’a dit Bentham, par un intérêt déguisé, et ce don suprême de la vie ne serait encore qu’un emprunt risqué.

Aussi avons-nous vu Bentham amené par la logique à condamner le désintéressement. — Ceux qui, en morale, font du désintéressement une vertu, nous a-t-il dit, ressemblent à ceux qui, en économie politique, feraient un mérite de la dépense. — Ainsi, par une sorte de renversement des vieilles idées morales, c’est le désintéressement et le dévouement qui deviennent presque des vices, c’est l’intérêt qui devient la vertu. Stuart Mill lui-même est forcé de chercher des excuses au désintéressement, et il trouve ces excuses, on s’en souvient, dans l’utilité du dévouement pour ceux qui en profitent. Ajoutons donc ce trait nouveau à l’esquisse de la philanthropie idéale telle que l’école anglaise la propose. Sa véritable définition, au point de vue économique, est un commerce où rien ne se donne pour rien.

Stuart Mill, il est vrai, ne veut pas accepter franchement cette conséquence : il veut, par le mécanisme de l’habitude, de l’éducation, de l’association des idées, faire de l’altruisme une seconde nature, et mettre au cœur des hommes un désir invincible de donner, afin que le résultat soit pour