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382 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

trer sous une autre forme, dans leur système, ces idées qu’ils en avaient d’abord exclues. On dirait qu’ils se sont tous sentis à l’étroit dans le cercle où ils s’étaient enfermés. De là sans doute, dans l’histoire de la morale utilitaire, cette tendance que nous avons vue travailler tous les systèmes et qui semble attirer et soulever vers un idéal supérieur le monde pesant de l’égoïsme, entraîné en bas par ces poids de plomb dont parle Platon 1.

« Tout est intérêt, » dit Epicure ; et il ajoute : « Il faut dans certains cas mourir pour ses amis. » — Il est donc, pour l’égoïste, des temps de se sacrifier, comme il est, d’après Pascal, des temps de niaiser ! — Ce n’est pas assez dire. Le désintéressement, ajoutent les épicuriens romains, n’est pas momentané : entre de vrais amis, le désintéressement est perpétuel ; point d’interruption, point d’exception : s’aimer véritablement, c’est sortir de l’intérêt pour n’y plus rentrer, « Tout est intérêt, » répètent (avec amertume cette fois) Hobbes, La Rochefoucauld, Helvétius ; mais Helvétius n’en soutient pas moins qu’il poursuit pour son compte le bonheur de l’humanité. — Le bonheur de l’humanité avant le nôtre ! se plaisent à redire Dalembert, d’Holbach, Saint-Lambert ; et de nouveau reparaît dans la doctrine de l’intérêt l’idée de désintéressement. En vain l’intelligence abstraite essaye d’exclure de ses systèmes l’idéal moral : il brise la trame logique du raisonnement et se replace lui-même au milieu du système bouleversé.

C’est alors que, par une tentative hardie, Bentham et ses successeurs s’efforcent d’unir ou plutôt de juxtaposer ces deux idées contraires : — intérêt, désintéressement, — et de faire sortir l’altruisme de l’égoïsme. Il semble que, dans l'école anglaise moderne, ces deux tendances qui poussaient le système utilitaire, l’une en bas, l’autre en haut, cherchent à se contrebalancer et à se faire équilibre. L’utilitarisme de Stuart Mill nous a paru se rapprocher plus que tout autre de l’idée de moralité. En effet, la conception qui semble le dominer tout entier, c’est celle de la qualité des plaisirs. Non-seulement certains plaisirs seraient plus intenses ou plus durables, mais ils seraient aussi plus nobles, plus dignes. On ne pourrait les mettre sur le même plan que les autres, comme voulait Bentham, les évaluer tous parles mêmes chiffres et les introduire dans les mêmes calculs ; on ne pourrait comparer une saveur à une vertu. L’école de

1, Voir, outre la première partie de ce volume, notre Morale d’Epicure.