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BENTHAM

de la morale et de la législation. Témoin et partisan de notre Révolution, il lui donna ses conseils, soumit à la Constituante une foule d’idées, souvent très-pratiques et très-justes, sur les impôts, les tribunaux, les prisons, les colonies ; d’ailleurs il ne voulait pas entendre parler des « droits de l’homme » et de tous les principes abstraits sur lesquels nos législateurs fondaient la constitution nouvelle. La Convention donna à Bentham le titre de citoyen français. Mais bientôt les événements se précipitèrent, et Bentham, se sentant impuissant en France, tourna ses efforts d’un autre côté : il s’occupa de la Pologne, de la Russie, des États-Unis, leur proposant un projet de codification et des réformes dans Tinstruction publique. Mais c’est surtout en Angleterre que son infatigable activité se dépense. Là il est, avec son disciple James Mill, à la tête du parti qu’on appelait alors le parti des « radicaux », et son influence domine toute la première moitié de ce siècle. Un jour qu’il reçut la visite de Philarète Chastes, il dit à notre compatriote : « Je voudrais que chacune des années qui me « restent à vivre se passât à la fin de chacun des siècles qui « suivront ma mort : je serais témoin de l’influence qu’exerce ceront mes ouvrages. » Peut-être Bentham s’exagérait-il cette influence ; cependant elle a été et elle est encore très-réelle, surtout en Angleterre. Son système moral s’est imposé à ceux de ses compatriotes qui avaient d’abord pour lui le plus de répugnance, comme Grote et Stuart-Mill ; il compte encore de nos jours d’ardents défenseurs ; quant à son libéralisme, c’est lui qui a vaincu ou vaincra un jour. Il serait vraiment malheureux qu’un homme qui a travaillé toute sa vie pour être utile à l’humanité n’eût pas réussi à l’être dans une certaine mesure. Lorsque Bentham mourut en 1832 (après avoir vu notre révolution de Juillet et y avoir applaudi), il voulut encore qu’après sa mort son corps pût servir à quelque chose, et il recommanda qu’on le disséquât[1].

  1. Voici le curieux récit que Philarète Chasles nous a laissé de son entrevue avec Bentham :

    « J’allai visiter, dit-il, ce La Fontaine des philosophes, véritable enfant pour les habitudes sociales. Il avait passé trente années dans une maison qui donne sur le parc de Westminster, et où sa vie d’anachorète se consacrait à réduire la théorie des lois à un système mécanique, et rintelligence humaine à des fonctions machinales. Il sortait rarement et voyait peu de monde. Le petit nombre de personnes qui avaient leurs entrées chez lui n’étaient admises que l’une après l’autre, comme dans un confessionnal. Chef de secte, il n’aimait pas à causer devant témoins ; grand parleur, il ne s’occupait que des faits.

    Quand nous lui rendîmes visite, il nous pria de faire avec lui quel-