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l’irréligion de l’avenir.

ont, d’après Byron lui-même et ses disciples, des remords raffinés, qui n’en sont pas moins cuisants, le dégoût de la vie, la misanthropie ; ils ne peuvent comprendre que l’art pessimiste, qui n’a d’autre effet que de retourner le couteau dans leur plaie : leurs jouissances esthétiques se transforment alors en véritables déchirements. Si l’on quitte le byronisme pour s’en tenir à la réalité connue, on peut douter qu’un vrai criminel puisse goûter des plaisirs esthétiques beaucoup plus relevés que ceux d’un garçon boucher ayant reçu quelque instruction. Ses jouissances tourneront donc dans le cercle banal du vin, du jeu et des belles ; mais il ne pourra même pas s’enivrer de bon cœur, car on parle dans l’ivresse ; s’il est prudent, il jouera peu, car il se ruinerait ; restent donc les femmes, qui sont en effet la consolation habituelle des scélérats. De tout temps c’est dans les mauvais lieux que la police est allée chercher les criminels le lendemain de leur crime. Eh bien, en vérité, nous ne voyons aucune raison, si ce n’est des raisons de police et de défense sociale, pour enlever à des misérables les jouissances restreintes qui leur restent dans l’existence. Ce serait faire beaucoup d’honneur au héros de Baudelaire que de vouloir lui donner l’immortalité pour lui faire payer le plus cher possible dans l’autre vie les quelques baisers qu’il a pu acheter dans celle-ci avec son or ensanglanté. Nous n’avons à lui souhaiter aucune souffrance. Celle qu’on désirerait qu’il pût éprouver, c’est celle du remords, mais le remords est un signe de supériorité. Les vrais criminels, les criminels de tempérament, ceux qui sont atteints de ce qu’on appelle la folie morale, ignorent absolument le remords parce qu’ils sont parfaitement adaptés au crime ; ils sont faits pour le milieu amoral où ils vivent, et ils s’y trouvent à l’aise, ils n’éprouvent pas le désir d’en changer. Pour sentir qu’une porte est basse, il faut être de grande taille. Si lady Macbeth avait eu la main assez rude et l’œil assez myope, elle n’aurait jamais désiré ôter de sa main la tache de sang. En général, pour souffrir, il faut toujours dépasser plus ou moins son milieu. Le criminel qui éprouve des remords est donc moins écarté du type humain que celui qui n’en éprouve pas. Le premier peut redevenir homme avec certains efforts ; le second, ignorant même la ligne de démarcation qui le sépare de l’humanité, est incapable de la franchir ; il est muré dans son crime ; c’est une brute ou un fou.

— Mais, objectera-t-on, si cette brute ou ce fou dont vous