nullement avec la morale la plus haute et que son idée fondamentale lui est plutôt contraire[1]. Les fondateurs des religions ont cru que la loi la plus sainte devait être la loi la plus forte : mais l’idée de force se résout logiquement dans le rapport d’une puissance à une résistance, et toute force physique est moralement une faiblesse. On ne peut donc considérer le bien suprême comme une force de ce genre. Si une loi humaine, si une loi civile ne peut se passer de sanction physique, c’est en tant qu’elle est civile et humaine. Il n’en est pas ainsi de la « loi morale, » qu’on se représente comme immuable, éternelle, impassible en quelque sorte : on ne peut être passible devant une loi impassible. La force ne pouvant rien contre elle, elle n’a pas besoin de lui répondre par la force. La seule sanction pour celui qui croit avoir renversé la loi morale, avons-nous dit ailleurs, doit être de la retrouver toujours en face de lui, comme Hercule voyait sans cesse se relever sous son étreinte le géant qu’il croyait avoir renversé pour jamais. Être éternel, voilà, à l’égard de ceux qui le violent, la seule vengeance possible du Bien, personnifié ou non sous la figure d’un Dieu[2] Dans les sociétés humaines, l’homme le plus
- ↑ Voir notre Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 188 et suivantes.
- ↑ « Si Dieu avait créé des volontés d’une nature assez perverse pour
lui être indéfiniment contraires, il serait réduit en face d’elles à l’impuissance,
il ne pourrait que les plaindre et se plaindre lui-même de les avoir
faites. Son devoir ne serait pas de les frapper, mais d’alléger le plus possible
leur malheur, de se montrer d’autant plus doux et meilleur qu’elles
seraient pires : les damnés, s’ils étaient vraiment inguérissables, auraient
en somme plus besoin des délices du ciel que les élus eux-mêmes. De deux
choses l’une : ou les coupables peuvent être ramenés au bien ; alors l’enfer
prétendu ne sera pas autre chose qu’une immense école où l’on tâchera de
désiller les yeux de tous les réprouvés et de les faire remonter le plus
rapidement au ciel ; ou les coupables sont incorrigibles comme des maniaques
inguérissables (ce qui est absurde) ; alors ils seront aussi éternellement
à plaindre, et une bonté suprême devra tâcher de compenser leur
misère par tous les moyens imaginables, par la somme de tous les bonheurs
sensibles. De quelque façon qu’on l’entende, le dogme de l’enfer apparaît
ainsi comme le contraire même de la vérité.
« Au reste, en damnant une âme, c’est-à-dire en la chassant pour jamais de sa présence ou, en termes moins mystiques, en l’excluant pour jamais de la vérité. Dieu s’exclurait lui-même de cette âme, limiterait lui-même sa puissance et, pour tout dire, se damnerait aussi dans une certaine mesure. La peine du dam retombe sur celui même qui l’inflige. Quant à la peine du sens, que les théologiens en distinguent, elle est évidemment bien