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l’art au point de vue sociologique.

ficiel. M. Taine a écrit d’admirables études d’ensemble sur l’art en Grèce, en Italie, aux Pays-Bas ; mais vouloir connaître le génie propre et personnel de tel sculpteur ou de tel peintre d’après ces études de milieux extérieurs, c’est comme si on voulait déterminer l’âge d’un individu d’après la moyenne d’une statistique, ou les principaux événements d’une vie par l’histoire d’un siècle.

L’élément psychologique et sociologique a été introduit avec raison par notre siècle dans l’histoire littéraire ; mais il importe d’en fixer l’importance et les limites. Villemain, un des premiers, concevant l’œuvre d’art comme l’expression d’une société, joignit à ses jugements l’histoire des auteurs et de leurs époques. Sainte-Beuve ensuite, déclarant « qu’il ne peut juger une œuvre indépendamment de l’homme même qui l’a écrite », fit des recherches biographiques sur l’enfance de l’écrivain, son éducation, les groupes littéraires dont il avait fait partie. « Chaque ouvrage d’un auteur, vu, examiné de la sorte, à son point, après qu’on l’a replacé dans son cadre et entouré de toutes les circonstances qui l’ont vu naître, acquiert tout son sens, son sens historique, son sens littéraire. Être en histoire littéraire et en critique un disciple de Bacon, me paraît le besoin du temps et une excellente condition première pour juger et goûter ensuite avec plus de sûreté. » Il y avait là quelque exagération. Est-on bien avancé au sujet du génie d’un Balzac, par exemple, quand on connaît la lutte qu’il a soutenue contre ses créanciers, contre la misère, les résistances du public ? Toute l’obstination de son caractère, toute son énergie entêtée, et en même temps toute sa facilité aux combinaisons financières les plus subtiles, toute son ingéniosité d’expédients se devinent par ses œuvres autant et plus que par son existence. Très souvent, chez les vrais artistes, l’existence pratique est l’extérieur, le superficiel ; c’est par l’œuvre que se traduit le mieux le caractère moral. Là où des divergences considérables se manifestent entre l’œuvre et la vie, comme pour Bacon ou Sénèque, c’est l’œuvre surtout qui doit fixer l’attention ; on doit se dire qu’on a là l’essentiel de l’homme en même temps que le meilleur. Qu’est-ce que la vie du sage Pierre Corneille a eu d’héroïque ? en quoi se distingue-t-elle très notablement de celle de son frère Thomas ? Leur milieu est le même, leurs lectures ana-