Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/90

Cette page a été validée par deux contributeurs.
30
l’art au point de vue sociologique.

tesse, des tristesses qui s’achèvent en sourires. Peu de génies ont une physionomie plus marquée que Mozart, et cependant qui voudrait classer parmi les subjectifs l’auteur de Don Juan et de la Flûte enchantée ? Le génie le plus complexe, parce qu’il est plusieurs, ne cesse pas d’être un : lui-même présente plus peut-être que les autres la marque de l’ineffabile individuum, et en même temps il porte en lui comme une société vivante.

Ce qui constitue le fond même du génie créateur, cette faculté de sortir de soi, de se dédoubler, de se dépersonnaliser, manifestation la plus haute de la sociabilité, est aussi ce qui fait le danger du génie. Il est toujours périlleux de vivre plusieurs vies d’homme à la fois, dans leurs circonstances les plus distinctes, d’une manière trop intense et trop convaincue. On a souvent rapproché le génie de la folie. Un des traits communs qui existent entre eux, c’est le dédoublement de la personnalité. Dédoublement voulu, il est vrai, mais qui peut arriver à être si complet que l’artiste devienne dupe du jeu de l’art. Témoin Weber qui, en écrivant le Freyschütz, croyait voir le diable se dresser devant lui, alors qu’en réalité il le créait de toutes pièces avec sa propre personnalité. Le génie, à force de faire sortir l’homme de lui-même pour le faire entrer dans autrui, peut faire que l’artiste se perde un jour lui-même, voie s’effacer la marque distinctive de son moi, se troubler l’équilibre qui constituait sa personnalité saine. Il est des âmes hantées, comme les vieilles maisons, par les fantômes qu’elles ont trop longtemps abrités.


II

LE GÉNIE COMME CRÉATION D’UN NOUVEAU MILIEU SOCIAL.


Le génie est caractérisé, soit par un développement extraordinairement intense et extraordinairement harmonieux de toutes les facultés, surtout des facultés synthétiques (imagination et amour), qui produisent l’invention, soit par le développement extraordinairement intense d’une faculté spéciale, — et c’est ici que le génie peut simuler la manie ; — tantôt enfin par une harmonie extraordinaire entre des facultés suffisamment intenses. En un mot, le génie complet est puissance