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l’art au point de vue sociologique.

ce qu’il observait, aimer la plante, aimer l’insecte, depuis la forme de ses pattes jusqu’à celles de ses ailes, grandir ainsi le menu détail ou l’être infime par une admiration toujours prête à se répandre. L’« amour de la science » dont il se pique se résolvait ainsi dans un goût passionné pour les objets de la science, dans l’amour des êtres vivants, dans la sympathie universelle.

On dit souvent, dans le langage courant : — mettez-vous à ma place, mettez-vous à la place d’autrui, — et chacun peut en effet, sans trop d’effort, se transporter dans les conditions extérieures où se trouve autrui. Mais le propre du génie poétique et artistique consiste à pouvoir se dépouiller non seulement des circonstances extérieures qui nous enveloppent, mais des circonstances intérieures de l’éducation, des conjonctures de naissance ou de milieu moral, du sexe même, des qualités ou des défauts acquis ; il consiste à se dépersonnaliser, à deviner en soi, sous tous les phénomènes moins essentiels, l’étincelle primitive de vie et de volonté. Après s’être ainsi simplifié soi-même, on transporte cette vie qu’on sent en soi, non pas seulement dans le cadre où se meut autrui, ni même dans les membres d’autrui, mais pour ainsi dire au cœur d’un autre être. De là le précepte bien connu, que l’artiste, le poète, le romancier doit vivre son personnage, et le vivre non pas superficiellement, mais aussi profondément que si, en vérité, il était entré en lui. On ne donne après tout la vie qu’en empruntant à son propre fonds ; l’artiste doué d’imagination puissante doit donc posséder une vie assez intense pour animer tour à tour chacun des personnages qu’il crée, sans qu’aucun d’eux soit une simple reproduction, une copie de lui-même. Produire par le don de sa seule vie personnelle une vie autre et originale, tel est le problème que doit résoudre tout créateur.

La vie personnelle est constituée par une unité et une systématisation de la parole, de la pensée et de l’action. La forme de cette systématisation change avec les individus et ne peut être déterminée d’avance, parce qu’on ne peut déterminer l’infinie variabilité de la cellule vivante sous l’influence du milieu ; mais le poète, le romancier doit la deviner, c’est-à-dire deviner ce qu’il y a d’ineffable dans tout individu pris à part