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l’émotion esthétique. son caractère social.

de la vie des champs ; l’huître dégustée nous apporte une goutte d’eau de l’Océan, une parcelle de la vie de la mer.

Les arts vraiment dignes de ce nom procèdent d’une manière toute différente : peureux, la sensation pure et simple n’est pas le but ; elle est un moyen de mettre l’état sentant en communication et en société avec une vie plus ou moins semblable à la sienne ; elle est donc essentiellement représentative de la vie, et de la vie collective.

Le premier élément est le plaisir intellectuel de reconnaître les objets par la mémoire. Nous comparons l’image que nous fournit l’art avec celle que nous fournit le souvenir ; nous approuvons ou nous critiquons. Ce plaisir, réduit à ce qu’il a de plus intellectuel, subsiste jusque dans la contemplation d’une carte de géographie. Mais il s’y mêle d’habitude beaucoup d’autres plaisirs d’un caractère plus sensitif : en effet, l’image intérieure fournie par le souvenir se trouve ravivée au contact de l’image extérieure, et devant toute œuvre de l’art nous revivons une portion de notre vie. Nous retrouvons un fragment de nos sensations, de nos sentiments, de notre visage intérieur dans toute imitation par un être humain de ce qu’il a senti et perçu comme nous. Une œuvre d’art est toujours par quelque côté un portrait, et dans ce portrait, en y regardant bien, nous reconnaissons quelque chose de nous. C’est la part du plaisir sensitif « égotiste », comme dit Comte en son jargon.

Le deuxième élément est le plaisir de sympathiser avec l’auteur de l’œuvre d’art, avec son travail, ses intentions suivies de réussite, son habileté. Nous avons aussi le plaisir corrélatif de sentir et de critiquer ses défaillances. L’art est un des déploiements les plus remarquables de l’activité humaine, c’est la forme du travail la plus difficile et où l’on met le plus de soi, c’est donc celle qui mérite le plus d’éveiller l’intérêt et la sympathie. Aussi l’artiste est-il rarement oublié par nous dans la contemplation de l’œuvre d’art. La part que la difficulté vaincue a encore aujourd’hui dans notre admiration était d’ailleurs plus grande pour l’art naissant. La première œuvre de l’art humain, en effet, a été l’outil, hache ou couteau de pierre, et ce qui fut d’abord admiré dans l’outil, c’était l’industrie de l’artisan aboutissant, à travers la difficulté vaincue, à la réalisation d’une utilité. L’industrie, après