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l’art au point de vue sociologique.

calcul et de toute recherche des fins. La vraie beauté artistique est par elle-même moralisatrice, et elle est une expression de la vraie sociabilité. On peut reconnaître en moyenne la santé intellectuelle et morale de celui qui a écrit une œuvre à l’esprit de sociabilité vraie dont cette œuvre est empreinte ; et, si l’art est autre chose que la morale, c’est cependant un excellent témoignage pour une œuvre d’art lorsque, après l’avoir lue, on se sent non pas plus souffrant ou plus avili, mais meilleur et relevé au-dessus de soi ; plus disposé non à se ramasser sur ses propres douleurs, mais à en sentii- la vanité pour soi-même. Enfin l’œuvre d’art la plus haute n’est pas faite pour exciter seulement en nous des sensations plus aiguës et plus intenses, mais des sentiments plus généreux et plus sociaux. « L’esthétique n’est qu’une justice supérieure, » a dit Flaubert. En réalité, l’esthétique n’est qu’un effort pour créer la vie, — une vie quelconque, — pourvu qu’elle puisse exciter la sympathie du lecteur ; et cette vie peut n’être que la reproduction puissante de notre vie propre avec toutes ses injustices, ses misères, ses souffrances, ses folies, ses hontes mêmes. De là un certain danger moral et social qu’il ne faut pas méconnaître ; tout ce qui est sympathique, encore une fois, est contagieux dans une certaine mesure, car la sympathie même n’est qu’une forme raffinée de la contagion : la misère morale peut donc se communiquer à une société entière par sa littérature. Les déséquihbrés sont, dans le domaine esthétique, des amis dangereux par la force de la sympathie qu’éveille en nous leur cri de souffrance. En tout cas, la littérature des déséquilibrés ne doit pas être pour nous un objet de prédilection : une époque qui s’y complaît comme la nôtre ne peut, par cette préférence, qu’exagérer ses défauts. Et parmi les plus graves défauts de notre littérature moderne, il faut compter celui de peupler chaque jour davantage ce cercle de l’enfer où se trouvent, selon Dante., ceux qui, pendant leur vie, « pleurèrent quand ils pouvaient être joyeux ».