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rôle moral et social de l’art.

une rupture de l’équilibrie intérieur, une modification de la volonté dans un sens nouveau. Le livre du puète ou du romancier formule pour l’intelligence et fait vivre pour la sensibilité des émotions, des passions, des vices qui, sans lui, seraient restés à l’état vague et inerte. Il dit le mot qu’on cherchait, fait résonner la corde qui n’était encore que tendue et muette. L’œuvre d’art est un centre d’attraction, tout comme la volonté active d’un génie supérieur. Si un Napoléon entraîne des volontés, un Corneille et un Victor Hugo n’en entraînent pas moins, quoique d’une autre manière. Et tout dépend de la direction qu’impriment les uns et les autres. En un mot, l’œuvre littéraire est une suggestion d’une puissance d’autant plus grande qu’elle se cache sous la forme d’un simple spectacle ; et la suggestion peut être vers le mal comme vers le bien. Qui sait le nombre de crimes dont les romans d’assassinat ont été et sont encore les instigateurs ? Qui sait le nombre de débauches réelles que la peinture de la débauche a entraînées ? Le principe de l’imitation, une des lois fondamentales de la société et aussi de l’art, fait la puissance de l’art pour le mal comme pour le bien. Même quand il s’agit des passions nobles et généreuses, l’art offre encore le danger, tout en les rendant sympathiques, de leur fournir hors de la réalité même un aliment dont elles arriveront à se contenter. Il est si facile d’être courageux, héroïque, généreux à la lecture des œuvres qui représentent le courage, l’héroïsme, la générosité ! Mais, quand il s’agit de réaliser à son tour les belles qualités qu’on a admirées, il est possible que l’exercice des facultés purement représentatives ait affaibli, amolli l’exercice des facultés actives, et qu’on s’en tienne enfin à l’amour platonique des vertus morales ou sociales. En tout cas, cet effet amollissant de l’art a été souvent constaté sur les peuples, qui, à trop exercer leurs facultés de contemplation et d’imagination, perdent parfois leurs facultés d’action. Enfin l’art, ayant besoin de produire une certaine intensité d"émotions, — surtout l’art réaliste, — tend à faire appel aux passions qui, dans la masse sociale, sont les plus généralement capables de cette intensité. Or, ce sont les passions élémentaires, primitives, instinctives. Il en résulte, comme