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l’art au point de vue sociologique.

point de vue de la pure sociologie, la littérature décadente est aussi fausse qu’elle est malsaine au point de vue physiologique et moral. Théophile Gautier dit que la langue de cette littérature est « marbrée déjà des verdeurs de la décomposition » ; quelque prix qu’on attache aux verdeurs, un cadavre qui se décompose sera toujours inférieur physiologiquement et esthétiquement à un corps animé par la vie, parce que le cadavre marque non une évolution en complexité et en unité tout ensemble, mais une dissolution et un retour aux forces plus élémentaires, plus simples et plus désagrégées. L’erreur des apologistes de la décadence est précisément de croire que la littérature décadente ait plus de complexité, plus de richesse que l’autre, parce qu’elle a plus de raffinement, plus de sensualité et de dilettantisme intellectuel. « La décadence romaine, dit encore Paul Bourget, représentait un plus riche trésor d’acquisitions humaines. » — Nullement : elle marquait la fin des acquisitions et le commencement des pertes de toute sorte. Au point de vue de l’évolution vitale ou sociale, l’accroissement en complexité ou, comme dit Spencer, en hétérogénéité, implique nécessairement une augmentation parallèle de l’unité, de la subordination et de l’organisation ; c’est pour cela que le cadavre est, au fond, moins complexe et moins riche que le corps vivant : il n’oflre plus que le jeu des lois physiques et chimiques, au lieu d’offrir encore le jeu des lois physiologiques ; la décomposition est une simplification et non une comphcation. La httérature de Baudelaire lui-même, avec ses splendeurs et aussi ses « charognes », est une littérature très simple ; sous son air de richesse, elle cache une pauvreté radicale non seulement d’idées, mais de sentiments et de vie ; elle commence un retour, par un chemin détourné, à la poésie de sensations, d’images sans suite, de mots sonores et vides qui caractérise les tribus sauvages ; et celle-ci a cette énorme supériorité qu’elle est sincère, l’autre non. Les prétendus raffinés sont des simplistes qui s’ignorent ; les blasés qui croient avoir « fait le tour de toutes les idées » sont des ignorants qui n’ont pas même fait le tour d’une seule idée ; les dégoûtés de la vie sont de petits jeunes hommes qui n’ont pas encore un ins-