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la littérature des décadents.

ment et simplement, l’aspiration humaine vers une beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, an enlèvement de l’âme, enthousiasme tout à fait indépendant de la passion, qui est l’ivresse du cœur, et de la vérité, qui est la pâture de la raison. Car la passion est chose naturelle, trop naturelle même pour ne pas introduire un ton blessant, discordant dans le domaine de la beauté pure ; trop familière et trop violente pour ne pas scandaliser les purs désirs, les gracieuses mélancolies et les nobles désespoirs qui habitent les régions surnaturelles de la poésie… » Ce qui vaut mieux, chez Baudelaire, que cette prose alambiquée et froide, ce sont des vers comme ceux qu’il a intitulés : Élévation :


Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées.

Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiment l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,
Va te purifier dans l’air supérieur.
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse.
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins !

Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor.
Qui plane sur la vie et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !


Malheureusement, Baudelaire nous a donné lui-même trop d’exemples de ces « miasmes morbides », au-dessus desquels il conseille au poète de s’élever. Qui ne connaît les vers tant cités sur Une charogne :


Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
         Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme,
         Sur un lit semé de cailloux.