Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/422

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
362
l’art au point de vue sociologique.

Comme le sable morne et l’azur des déserts,
Insensibles tous deux à l’humaine souffrance,
Comme les longs réseaux de la houle des mers,
Elle se développe avec indifférence.
Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,
Et dans cette nature étrange et symbolique
Où l’ange inviolé se mêle au sphinx antique,
Où tout n’est qu’or, acier, lumière et diamants,
Resplendit à jamais, comme un astre inutile,
La froide majesté de la femme stérile.


C’est précisément pour faire illusion sur la stérilité du fond que les décadents poussent au dernier degré le travail de la forme : ils croient suppléer au génie par le talent qui imite les procédés du génie. Mais, si les œuvres géniales sont les plus suggestives et les plus capables de susciter des œuvres originales comme elles, ce sont aussi celles qui s’analysent et s’imitent le plus difficilement, parce que le procédé s’y dérobe ; elles se rapprochent de la vie, qu’on ne peut artificiellement reproduire. La vraie poésie est une eau de source, ou un torrent qui descend de la montagne ; tel est aussi le vrai génie. Le talent, c’est le- tuyau de drainage qui ne laisse pas perdre une goutte et donne un petit filet d’eau bien mince qui coule en frétillant sur l’herbe. La décadence dans l’art, c’est la substitution du talent au génie, c’est l’affectation du savoir-faire, avec la charlatanerie que Baudelaire prétend permise au génie même[1]. Dans l’art, l’ignorance des procédés ou méthodes et la maladresse de main a des inconvénients sans nombre, mais elle a du moins un avantage : c’est que l’ignorant a besoin de sentir sincèrement et d’être ému pour composer quelque chose de passable ; l’érudit, lui, n’en a pas besoin ; le procédé remplace chez lui l’inspiration ; le convenu et le conventionnel, le sentiment spontané du beau. « L’inspiration, disait Baudelaire, c’est une longue et incessante gymnastique. » Verlaine, l’ancien parnassien[2]

  1. « Après tout, un peu de charlatanerie est toujours permise au génie et même ne lui messied pas. C’est comme le fard sur les joues d’une femme naturellement belle, un assaisonnement nouveau pour l’esprit. »
  2. Voir ses vers dans le Parnasse contemporain avec ceux de Leconte de Lisle, Sully-Prudhomme, Louis Ménard, Banville, de Herédia, Mallarmé, Merat, Batisbonne, etc.