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l’art au point de vue sociologique.

Le deuxième trait de la littérature des déséquilibrés, c’est l’expression variée d’une vanité supérieure à la moyenne. De là cette fureur de l’autobiographie, cette tendance à noter et à éterniser les traits même non importants de la vie journalière, à se regarder constamment, et surtout à se regarder souffrir, à se grossir pour ses propres yeux, une tendance enfin à transformer la moindre action en sujet d’épopée. La vanité, la réaction naïve du moi sur les choses croît chez les hommes d’autant plus que leur conscience est plus mal équilibrée et plus mal éclairée. C’est là, peut-être, une simple application de cette loi générale que les mouvements réflexes sont plus forts quand l’action des centres nerveux est moindre. La suppression de la vanité vient d’une mesure exacte de soi, d’une coordination meilleure des phénomènes mentaux ; ayez pleine conscience de vous-même, réfléchissez sur vous-même, et vous vous ramènerez pour vos propres yeux à de justes proportions. Les fous et les criminels ont une vanité inconcevable, qui le plus souvent empêche chez eux le développement de tout sentiment altruiste ; ils tuent pour faire parler d’eux, pour devenir le personnage du jour, pour voir leur nom dans les journaux et se faire à eux-mêmes de la publicité, pour être craints ou plaints, ou même pour devenir un objet d’horreur, — Le crime accompli, ils tâchent d’en prolonger le souvenir de toutes les manières en le racontant avec les détails les plus horribles, en le mettant en vers. Plusieurs ont eu l’audace de se faire photographier dans l’accomplissement simulé du meurtre, ce qui était le meilleur moyen de se faire prendre. La vanité des criminels, dit Lombroso, est encore supérieure à la vanité des artistes, des littérateurs et des femmes galantes. On cite un voleur qui se vantait de crimes qu’il n’avait pas commis. Ils veulent faire bonne figure, briller à leur manière. Denaud et sa maîtresse tuèrent, l’un sa femme, l’autre son mari, afin de pouvoir, en se mariant, sauver leur réputation dans le monde. « Je ne redoute pas la haine, disait Lacenaire, mais je crains d’être méprisé. » Et sa condamnation à mort lui causa moins d’émotion que la critique de ses vers. Beaucoup de criminels sont artistes dans une certaine mesure : hantés