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la littérature des déséquilibrés.

La littérature des déséquilibrés exprime en général l’analyse douloureuse, rarement l’action. L’action, du moins l’action saine et morale, est en effet difficile aux déséquilibrés ; et précisément elle serait le grand remède à leur désordre intérieur, car l’action suppose la coordination de l’esprit tout entier vers le but à atteindre. L’action est la mise en équilibre de tout l’organisme autour d’un centre de gravité mobile, comme l’est toujours celui de la vie.

Les traits caractéristiques de la littérature des détraqués se retrouvent dans celle des criminels et des fous, que nous ont fait récemment connaître les travaux de Lombroso, de Lacassagne et des criminalistes italiens[1]. C’est d’abord le sentiment amer de l’anomalie intérieure et de la destinée manquée. Ce sentiment s’exprime jusque dans les inscriptions du tatouage ; un forçat fait graver sur sa poitrine : « la vie n’est que désillusion » ; un autre : « le présent me tourmente, l’avenir m’épouvante » ; un autre, un Vénitien voleur et récidiviste : « malheur à moi ! quelle sera ma fin ? » Une grande quantité portent ces devises : — né sous une mauvaise étoile, — fils de la disgrâce, — fils de l’infortune, etc., etc. Un certain Cimmino, de Naples, avait fait inscrire sur sa poitrine ces paroles plus simples, mais qui ont couleur de sincérité : « Je ne suis qu’un pauvre malheureux. » — Dans leurs vers, souvent très touchants, le même sentiment de mélancolie est exprimé :


Ô mère, comme je regrette, heure par heure,
Tout ce lait que vous m’avez donné !
Vous êtes morte, ensevelie sous terre.
Et vous m’avez laissé au milieu des tourments.


Voici une expression du mal de vivre plus intense que celle qu’on trouve dans Leopardi :

« Vienne la mort, je la serre entre mes bras, je la couvre de baisers[2]. »

  1. Thompson et Maudsley se sont absolument trompés en refusant le sens esthétique aux criminels.
  2. Traduit de l’italien (Lombroso : l’Homme criminel).