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la littérature des déséquilibrés.

ment, à se généraliser même en théorie pessimiste. Nous trouvons une description très remarquable de cet état chez un jeune homme oublié aujourd’hui : Ymbert Galloix de Genève, mort phtisique à vingt-deux ans (1828). Victor Hugo nous a conservé de lui une lettre. «… On a dans l’âme quelque chose qui bat plus fortement pour nous que pour la foule. Les sensations m’accablent… Il est des moments où les traits de mes amis, de mes parents, un lieu consacré par un souvenir, mi arbre, un rocher, un coin de rue sont là devant mes yeux, et les cris d’un porteur d’eau de Paris me réveillent. Oh ! que je souftre alors ! Les soins de blanchisseuse, etc., etc., tout cela m’étouffe. Les heures des repas changées !… Souvent un rien, la vue de l’objet le plus trivial, d’un bas, d’une jarretière, tout cela me rend le passé vivant, et m’accable de toute la douleur du présent… Oh ! mon unique ami, qu’ils sont malheureux ceux qui sont nés malheureux ! » … « Je reprends la plume aujourd’hui 27 décembre. Je souflre, et toujours. J’ai eu des moments horribles… Il est minuit et quelques minutes. Nous sommes donc le 28. Qu’importe ?… Je suis fou de douleur, mon désespoir surpasse mes forces… J’ai fait une découverte en moi, c’est que je ne suis réellement point malheureux pour telle ou telle chose, mais j’ai en moi une douleur permanente qui prend différentes formes. Vous savez pour combien de choses jusqu’ici j’ai été malheureux ou plutôt sous combien de formes le principe qui me tourmente s’est reproduit… Tantôt, vous le savez, c’était de n’être pas propre aux sciences ; plus habituellement encore de n’être pas riche, de lutter avec la misère et les préjugés, d’être inconnu… Eh bien ! mon ami, je suis lié avec presque tous les littérateurs les plus distingués… Ma vanité est satisfaite… et avec cela le fond, la presque totalité de ma vie, c’est, je ne dirais pas le malheur, mais un chancre aride ; un plomb liquide me coule dans les veines ; si l’on voyait mon âme, je ferais pitié, j’ai peur de devenir fou… Depuis deux mois, toutes mes facultés de douleur se sont réunies sur un point. J’ose à peine vous le dire, tant il est fou ; mais je vous en supplie, ne voyez là-dedans qu’une forme de la douleur… ; voyez le mal et non pas