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le rythme.

Si le mot mis à la rime prend nécessairement du relief, parle seul effet de la place qu’il occupe, il ne s’ensuit pas que la richesse de la rime soit toujours nécessaire à ce relief. Et d’ailleurs, le relief même disparaît par cela même qu’il veut sans cesse paraître. Rappelez-vous, à la scène, ces acteurs trop consciencieux qui prétendent, comme on dit, « faire un sort à chaque mot » ; au bout de cinq minutes, les mots qu’ils veulent mettre tous en lumière, étant uniformément éclairés, rentrent tous dans l’ombre. Nos rimeurs contemporains veulent ainsi « faire un sort » à toutes leurs rimes ; de douze syllabes en douze syllabes, on s’attend si bien au petit ou grand effet, que l’effet est manqué.

Au fond, la rime est elle-même une forme du rythme, puisqu’elle est une répétition, une harmonie, un retour régulier et mesuré du même son. Sainte-Beuve a raison de dire qu’elle est une réponse, comme celle d’un ami à un ami, et on y peut même voir l’emblème de la sympathie entre les cœurs. La rime est un lien inattendu entre deux images ou idées, qui fait que l’une s’unit à l’autre en un mariage divin ; en un mot, elle est un accord cjui symbolise pour l’oreille tous les autres accords. Mais pourquoi le poète ne ferait-il s’accorder que des mots et des rimes ? Pourquoi ne ferait-il pas aussi s’accorder des sentiments et des pensées ? Pourquoi ne ferait-il pas, en quelque sorte, sympathiser et rimer le monde intérieur et le monde visible ? Pourquoi le lien léger et immortel de la poésie n’envelopperait-il pas, ne relierait-il pas toutes choses, com.me la science même ou la philosophie ? pourquoi enfin, par tous les rapprochements d’idées et tous les accords d’images, le poète ne nous révélerait-il pas que rien n’est isolé au monde, que tout tient à tout, que tout est dans tout, et que l’univers, en un mot, est une immense société d’êtres en mutuelle sympathie ?


Il est incontestable que le « frein d’or » de la rime est trop souvent un frein pour l’inspiration et pour la pensée. Si La Fontaine vivait aujourd’hui et subissait l’esclavage, il ne pourrait plus faire rimer voyager avec juger, ni dire :


Amants, heureux amants, voulez- vous voyager ?
          Que ce soit aux rives prochaines.