Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/351

Cette page n’a pas encore été corrigée
291
le style.

flotte de dix voiles qu’une flotte de dix navires, parce que le mot navire éveiUerait probablement la vision des vaisseaux au bassin ; le mot voile vous les montre en mer. — Soit, mais c’est encore là une bonne direction de l’attention et de l’association des idées, non pas seulement une économie d’attention. De même la métaphore est, selon lui, supérieure à la comparaison. Le roi Lear s’écrie :


Ingratitude, démon au cœur de marbre,


ce qui économise plus de temps et d’attention que de dire : « Ingratitude, démon dont le cœur est semblable au marbre. » Sans doute, il y a là plus de rapidité, mais il y a aussi autre chose : le mot semblable à vous empêcherait de prendre au sérieux l’image, il l’empêcherait même d’être visible et, par conséquent, vivante. Il faut, pour que cette métaphore soit poétique, que vous ayiez devant les yeux un démon ayant un cœur de marbre, et non que, par une série de raisonnements, vous aboutissiez à conclure : 1o que l’ingratitude ressemble à un démon, parce qu’elle est méchante ; 2o que son cœur ressemble à du marbre parce qu’il est froid et insensible. La poésie réalise des mythes, voilà la vraie raison qui rend d’ordinaire la métaphore supérieure à la comparaison pour le poète : la métaphore est une vision, la comparaison est un’ syllogisme.

Une des meilleures applications esthétiques du principe de l’économie de la force, c’est la règle qu’on en peut déduire de ne pas dépenser la sensibihté du lecteur, de permettre au système nerveux et cérébral la réparation nécessaire, après chaque dépense d’énergie et d’attention. Respirez longtemps une fleur, vous finissez par être insensible à son parfum. Après un certain nombre de verres de gin, le goût est émoussé. Tout exercice d’une fonction ou d’un sens l’épuisé : « la prostration qui suit est en raison de la violence de l’action. » C’est pourquoi il est nécessaire d’introduire dans l’œuvre d’art gradation et variété. Nos poètes et romanciers contemporains oublient trop cette loi : leur style est perpétuellement tendu, leurs rimes perpétuellement riches, leurs