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l’art au point de vue sociologique.


V


Un autre poète, ayant pensé que ni Leconte de Lisle ni Mme Ackermann n’avaient épuisé la veine, a écrit un volume entier d’anathèmes et a prétendu mettre le matérialisme en vers. Nous ne parlerions pas des Blasphèmes si on n’avait point représenté ce livre comme un « poème philosophique », et si, à l’étranger, on n’avait pas pris au sérieux les Blasphèmes comme un « signe des temps[1] ».

Dans son « sonnet liminaire », M. Richepin s’érige lui-même en profond philosophe et, s’adressant avec dédain au « bourgeois » :


Ici tes bons gros sous seraient mal dépensés.
Ici tu trouveras de sévères pensers
Qui doivent être lus ainsi qu’un théorème.
L’âpre vin que j’ai fait aux monts d’où je descends
N’est pas pour des palais d’enfants lécheurs de crème.
Mais veut des estomacs et des cerveaux puissants.


Le poète présente modestement son œuvre comme la « Bible de l’Athéisme[2] ! » Les apologistes de la foi sous toutes ses formes, — foi morale à la façon de Kant ou foi proprement

  1. Voyez, par exemple, dans l’Aternalive de M. Edmond Clay, les pages où il voit une sorte de Satan pessimiste dans le poète rabelaisien des Blasphèmes. « C’est, dit le philosophe anglais, un bien, à mon sens, pour la doctrine chrétienne, que le pessimisme ait mûri assez pour trouver son expression complète et définitive ; car il l’a trouvée chez l’auteur des Blasphèmes. Nous voyons la, comme dans un brusque rayon, ce qu’il y a de folie et de hideur à être privé de la sagesse ; et nous y voyons aussi que, comme le Christ nous le donne il entendre, le royaume de Dieu n’est autre que la sagesse, qu’il n’est ni un lieu ni une chose visible, mais l’attribut du sage : — Le royaume de Dieu est au dedans de vous » (page 516). — Il y a des livres, selon Joubert, dont l’eiïel naturel est « de paraître pires qu’ils ne sont, comme l’effet inévitable de quelques autres est de paraître meilleurs qu’eux-mêmes ; » le livre des Blasphèmes reunit les deux effets : il ne mérite d’être placé ni si haut, ni si bas.
  2. « Je doute, dit-il encure dans sa préface, que beaucoup de gens aient le courage de suivre, anneau par anneau, la chaîne logique de ces poèmes, pour arriver aux implacables conclusions qui en sont la fin nécessaire… J’ai préféré mener mes prémisses à leurs conclusions… Partout où se cachait l’idée de Dieu, j’allais vers elle pour la tuer. Je poursuivais le monstre sans me laisser effrayer ni attendrir,