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l’art au point de vue sociologique.

marée. » Gilliatt, lui, savait ce qu’il faisait ; mais l’agitation de l’étendue l’obsédait confusément de son énigme ! « Quelle terreur pour la pensée, le recommencement perpétuel… toute cette peine pour rien !…[1] »

Le monde moral, où l’ordre et le nombre devraient surtout régner, n’est pas moins troublé et obscur que l’autre :


Le mal semble identique au bien dans la pénombre ;
On ne voit que le pied de l’échelle du Nombre,
Et l’on n’ose monter vers l’obscur infini[2].


Dans Horror, c’est encore le mystère universel qui fait naître la pensée, l’horreur sacrée :


La chose est pour la chose ici-bas un problème,
L’être pour l’être est sphinx. L’aube au jour parait blême ;
        L’éclair est noir pour le rayon.
Dans la création vague et crépusculaire.
Les objets efTarés qu’un jour sinistre éclaire
        Sont l’un pour l’autre vision.


Au milieu de toutes ces apparences phénoménales, de toutes ces « visions », il est pourtant des choses qui se dressent au-dessus des autres et qui semblent avoir plus de réalité :


Nous avons dans l’esprit des sommets, nos idées,
Nos rêves, nos vertus, d’escarpements bordées.
       Et nos espoirs construits si tôt.


Mais nos idées, nos vertus, nos rêves et nos espoirs passent comme tout le reste :


Nous sommes ce que l’air chasse au vent de son aile ;
Nous sommes les flocons de la neige éternelle
        Dans l’éternelle obscurité.


Ainsi, de toutes parts, la nuit nous enveloppe et telle est l’immensité de l’inconnaissable, qu’elle déborde l’immensité même des espaces, des temps, de l’univers :

               … L’infini semble à peine
        Pouvoir contenir l’inconnu.

Toujours la nuit ! jamais l’azur ! jamais l’aurore ?
Nous marchons. Nous n’avons point fait un pas encore !

  1. Les Travailleurs de la mer.
  2. Les Quatre Vents de l’esprit (Éclipse), p. 23.