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l’art au point de vue sociologique.

Et couvre de langueur le perfide instrument,
Tandis que l’air moqueur de l’accompagnement
Tourne en dérision la chanson elle-même,
Et semble la railler d’aller si tristement.
Tout cela cependant fait un plaisir extrême. —
C’est que tout en est vrai, — c’est qu’on trompe et qu’on aime ;

C’est qu’on pluree en riant ; — c’est qu’on est innocent
Et coupable à la fois ; — c’est qu’on se croit parjure
Lorsqu’on n’est qu’abusé ; c’est qu’on verse le sang
Avec des mains sans tache, et que notre nature
A de mal et de bien pétri sa créature.


La conséquence, chez Musset, de cette recherche inquiète de l’aul’au-delà, c’est que la croyance en la réalité de ce monde s’affaiblit : « ce monde est un grand rêve, » une « fiction ». Dans l’Idylle dialoguée se trouve exprimée la théorie hindoue de la Maïa universelle, reproduite par Schopenhauer.


ALBERT

Non, quand leur âme immense entra dans la nature.
Les dieux n’ont pas tout dit à la matière impure
Qui reçut dans ses lianes leur forme et leur beauté.
C’est une vision que la réalité.

Non, des flacons brisés, quelques vaines paroles
Qu’on prononce au hasard et qu’on croit échanger,
Entre deux froids baisers quelques rires frivoles,
Et d’un être inconnu le contact passager.
Non, ce n’est pas l’amour, ce n’est pas même un rêve…

RODOLPHE

Quand la réalité ne serait qu’une image.
Et le contour léger des choses d’ici-bas,
Me préserve le ciel d’en savoir davantage !
Le masque est si charmant que j’ai peur du visage.
Et, même en carnaval, je n’y toucherais pas.

ALBERT

Une larme en dit plus que tu n’en pourrais dire.


Nous ne pouvons sortir de la réalité, ni nous satisfaire avec elle : « Dieu parle, il faut qu’on lui réponde ; » la vérité nous adresse ainsi un grand appel, destiné à n’être jamais ni complètement entendu, ni tout à fait trahi. Le seul moyen par lequel nous puissions nous arracher un moment à ce monde, la seule attestation suprême de l’au delà, c’est encore la douleur et les larmes ; pleurer, n’est-ce pas sentir sa misère et ainsi s’élever au-dessus d’elle ? De là, cette glorification raisonnée de la souffrance, qui revient si souvent dans Musset et qui,