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les idées philosophiques et sociales dans la poésie.

À côté des fourmis les populations ;
Je ue distingue pas leur terrier de leur cendre,
J’ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère et je suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mes printemps ne sont pas vos adorations.
Avant vous j’étais belle et toujours parfumée,
J’abandonnais au vent mes cheveux tout entiers,
Je suivais dans les cieux ma route accoutumée,
Sur l’axe harmonieux des divins balanciers.
Après vous, traversant l’espace où tout s’élance.
J’irai seule et sereine, en un chaste silence ;
Je fendrai l’air du front et de mes seins altiers. »


Cette personnification de la nature en marche dans l’infini est autrement poétique que les admirations compassées, réglées d’avance, de Lamartine pour la création et le créateur.

Voici une des pensées les plus originales et les plus profondes qui résultent de cette vision du Tout éternel et éternellement indifférent : c’est que ce n’est pas ce qui est éternel qu’il faut aimer, mais ce qui passe, parce que c’est ce qui passe qui souffre. Au lieu de se perdre dans l’admiration béate de l’optimisme pour cette grande Nature insoucieuse, au lieu de chérir ce qui ne sent pas, et n’aime pas, c’est l’homme à qui il faut réserver nos tendresses. « J’ai vu la nature, et j’ai compris son secret,


Et j’ai dit à mes yeux qui lui trouvaient des charmes :
« Ailleurs tous vos regards, ailleurs toutes vos larmes ;
Aimez ce que jamais on ne verra deux fois ! »
.................
Vivez, froide nature, et revivez sans cesse…
.................
Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaincs,
J’aime la majesté des souffrances humaines ;
Vous ne recevrez pas un cri d’amour de moi.


S’il y avait au-dessus de la Nature des êtres supérieurs et vraiment divins, — un Dieu, des dieux ou des anges, — ils n’auraient qu’un moyen de prouver leur divinité : descendre pour partager nos souffrances, nous aimer pour ces souffrances et même pour nos fautes. Le sujet d’Éloa, c’est le péché aimé par l’innocence, parce que, pour l’innocence, « le péché n’est que le plus grand des malheurs. » 11 n’y a