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les idées philosophiques et sociales dans la poésie.

… Si lu peux, fais que ton âme arrive,
À force de rester studieuse et pensive,
Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
Gémir, pleurer, prier, est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde lâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler ;
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler [1].


Cette fierté stoïque ne va pas sans nn certain orgueil. De Vigny y met sa dignité et y voit le fond de l’honneur même. Selon lui, il faut acquiescer à la souffrance comme à une distinction ; Vigny insiste sur un sentiment raffiné que les grands cœurs seuls connaissent, « sentiment fier, inflexible, instinct d’une incomparable beauté, qui n’a trouvé que dans les temps modernes un nom digne de lui ; cette foi, qui me semble rester à tous encore et régner en souveraine dans les armées, est celle de l’Honneur. »

Une autre idée chère à Vigny, et d’inspiration pessimiste, c’est que le génie, qui semble un don de Dieu, est une condamnation au malheur et à la solitude ; lisez Moïse et les épisodes de Stello.


Je suis très grand, mes pieds sont sur les nations...
J’élève mes regards, votre esprit me visite,
La terre alors chancelle et le soleil hésite ;

Vos anges sont jaloux et m’admirent entre eux.
Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux,
Vous m’avez fait vieillir puissant et solitaire.
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre
M’enveloppant alors de la colonne noire.
J’ai marché devant vous, triste et seul dans ma gloire.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
        … Marchant vers la terre promise,
Josué s’avançait pensif et pâlissant,
Car il était déjà l’élu du Tout-Puissant.

  1. Beaucoup de réflexions profondes sont jetées en passant par le poète. « Ce
    serait faire du bien aux hommes que de leur donner la manière de jouir des idées
    et de jouer avec elles, au lieu de jouer avec les actions, qui froissent toujours
    les autres. Un mandarin ne fait de mal à personne, jouit d’une idée et d’une tasse
    de thé. » Ailleurs, l’hégélianisme se traduit en belles formules : « Chaque homme
    n’est qu’une image de l’esprit général. — L’humanité fait un interminable discours
    dont chaque homme illustre est une idée. » Vigny a des remarques fines et profondes
    sur les défauts de l’esprit français : « Parler de ses opinions, de ses admirations
    avec un demi-sourire, comme de peu de chose, qu’on est tout près d’abandonner
    pour dire le contraire : vice français.