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les idées philosophiques et sociales dans la poésie.

finir. Quant au rêve, avec l’espoir qui en est inséparable, il est ce qu’il y a de plus doux. C’est un pont entrevu entre l’idéal lointain et le réel trop voisin, entre le ciel et la terre. Et parmi les rêves, le plus beau est la poésie. Elle est comme cette colonne qui semble s’allonger sur la mer au lever de Sirius, laiteuse traînée de lumière qui se pose immobile sur le frémissement des flots, et qui, à travers l’infini de la mer et des cieux, relie l’étoile à notre globe par un rayon.

C’est le privilège de l’art que de ne rien démontrer, de ne rien « prouver «, et cependant d’introduire dans nos esprits quelque chose d’irréfutable [1]. C’est que rien ne peut prévaloir contre le sentiment. Vous qui vous croyiez un pur savant, un chercheur désabusé ; voilà que vous aimez et que vous avez pleuré comme un enfant ; et votre raison proteste, et elle a raison, et elle ne vous empêche pas de pleurer. Le savant aura beau sourire des larmes du poète ; même dans l’esprit le plus froid, il y a une multitude d’échos prêts à s’éveiller, à se répondre ; une simple idée, venue par hasard, suffît à en appeler une infinité d’autres, qui se lèvent du fond de la conscience. Et toutes ces pensées, jusque-là silencieuses, forment un chœur innombrable dont la voix, retentit en vous. C’est tout ce que vous avez pensé, senti, aimé. Le vrai poète est celui qui réveille ces voix.

Les conceptions abstraites de la philosophie et de la science moderne ne sont pas faites pour la langue des vers, mais il y a une partie de la philosophie qui touche à ce qu’il y a de plus concret au monde, de plus capable de passionner : c’est celle qui pose le problème de notre existence même et de notre destinée, soit individuelle, soit sociale. Comparez une simple description poétique, quelque belle qu’elle soit, à une belle pièce inspirée par une idée ou par un sentiment vraiment élevé et philosophique : à mérite égal du poète, les vers purement descriptifs seront toujours inférieurs. Les vers scientifiques mal entendus ne sont eux-mêmes que des descriptions de choses ennuyeuses. La science se compose d’un nombre défini d’idées, que l’entendement saisit tout entières : elle marque un triomphe et un repos de l’intelligence ; la poésie, au contraire, naît de l’évocation d’une multitude d’idées et de sentiments qui obsè-

  1. Voir notre Irréliqion de l’avenir.