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les idées philosophiques et sociales dans la poésie.

exclusivement l’art pour sa forme ; c’est l’aimer aussi pour le fond qu’il enveloppe. « La poésie, c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout [1]. » La poésie est « dans les idées ; les idées viennent de l’âme. » La poésie peut s’exprimer en prose, « elle est seulement plus parfaite sous la grâce et la majesté du vers. C’est la poésie de l’âme qui inspire les nobles sentiments et les nobles actions comme les nobles écrits. Des curiosités de rime et de forme peuvent êtn ;, dans des talents complets, une qualité de plus, précieuse sans doute, mais secondaire après tout, et qui ne supplée à aucune qualité essentielle. Qu’un vers ait une bonne forme, cela n’est pas tout ; il faut absolument, pour qu’il ait parfum, couleur et saveur, qu’il contienne une idée, une image ou un sentiment. L’abeille construit artistement les six pans de son alvéole de cire, et puis elle l’emplit de miel. L’alvéole, c’est le vers ; le miel, c’est la poésie [2]. »

Les grands poètes, les grands artistes redeviendront un jour les grands initiateurs des masses, les prêtres d’une religion sans dogme [3]. C’est le propre du vrai poète que de se croire un peu prophète, et après tout, a-t-il tort ? Tout grand homme se sent providence, parce qu’il sent son propre génie. Il serait étrange de refuser aux hommes supérieurs la conscience de leur propre valeur, toujours amplifiée par l’inévitable grossissement de l’illusion humaine. « L’Éternel m’a nommé dès ma naissance, s’écriait

  1. Préface aux Odes et Ballades (1822).
  2. Victor Hugo, Littérature et philosophie mêlées, IIe vol., p. 60.
  3. Pourquoi donc faites-vous des prêtres
    Quand vous en avez parmi vous ?
    Les esprits conducteurs des êtres
    Portent un signe sombre et doux.
    Nous naissons tous ce que nous sommes :
    Dieu de ses mains sacre des hommes
    Dans les ténèbres des berceaux ;
    Son effrayant doigt invisible
    Écrit sous leur crâne la bible
    Des arbres, des monts et des eaux.

    Ces hommes, ce sont les poètes ;
    Ceux dont l’aile monte et descend ;
    Toutes les bouches inquiètes
    Qu’ouvre le verbe frémissant ;
    Les Virgiles, les Isaïes ;
    Toutes les âmes envahies
    Par les grandes brumes du sort :
    Tous ceux en qui Dieu se concentre ;
    Tous les yeux où la lumière entre,
    Tous les fronts dont le rayon sort.