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le roman psychologique et sociologique.

les unes des autres, c’est avant tout leurs exagérations, et c’est précisément ce qui dans l’œuvre ne comptera pas.

Si la vraie sociabilité des sentiments est la condition d’un naturalisme digne de ce nom, le réaliste, en voulant être d’une froideur absolue, arrive à être partial. Il prend son point d’appui dans les natures antipathiques, au lieu de le prendre dans les natures sympathiques. Zola n’est-il pas allé jusqu’à prétendre que le « personnage sympathique » était une invention des idéalistes qui ne se rencontre presque jamais dans la vie[1] ? Vraiment, il n’a pas eu de bonheur dans ses rencontres.

La seule excuse des réalistes, de Zola comme de Balzac, c’est qu’ils ont voulu peindre surtout les hommes dans leurs rapports sociaux ; c’est qu’ils ont fait surtout des romans « sociologiques ». Or, le milieu social, examiné non dans les apparences extérieures, mais dans la réalité, est une continuation de la lutte pour la vie qui règne dans les espèces animales. De peuple à peuple, chacun sait comment on se traite. D’individu à individu, la compétition est moins terrible, mais plus continuelle : ce n’est plus l’extermination, mais c’est la concurrence sous toutes ses formes. En outre, on n’est jamais sûr de trouver chez les autres les vertus ou l’honnêteté qu’on désirerait ; il en résulte qu’on craint d’être dupe, et on hurle avec les loups. Pourtant, il ne faut pas exagérer cette part de la compétition dans les relations sociales : il y a aussi, de tous côtés, coopération. Et c’est justement ce que les réalistes négligent.

D’après Tourgueniev, un bon récit de roman doit, afin de reproduire les couches diverses de la société, se distribuer pour ainsi dire en trois plans superposés. Au premier de ces trois plans appartiennent, — et c’est aussi leur place dans la vie, — les créatures très distinguées, exemplaires tout à fait réussis et par conséquent typiques de toute une espèce sociale. Au second plan se trouvent les créatures moyennes, telles que la nature et la société en fournissent à foison ; au troisième plan les grotesques et les avortés, inévitable déchet de la cruelle expérience. Toute règle, en matière d’art, ne saurait avoir rien d’absolu, c’est ici ou jamais que l’exception la con-

  1. Le Roman naturaliste, p. 309.