Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/210

Cette page a été validée par deux contributeurs.
150
l’art au point de vue sociologique.

chat du Capitaine Fracasse), il ne se bornera pas à reproduire M. de Buffon en le complétant par une anatomie plus exacte du chien et du chat. Non, ce qui est vrai, c’est que le roman, s’il n’est point un traité scientifique, doit être d’esprit scientifique ; le progrès des sciences est tel de nos jours qu’il y a un certain nombre d’idées et de théories dont il faut tenir compte pour édifier le roman, pour faire comprendre et accepter ses personnages. Le romancier ne doit pas faire de la science, mais il doit l’employer pour rectifier ses conceptions. Le monde s’est tellement compliqué pour nous, et nous-mêmes nous sommes devenus à nos propres yeux si complexes, que l’imagination créatrice du romancier doit opérer sur des matériaux toujours plus multiples et plus vastes : aucun détail ne peut plus être négligé. L’écrivain, pas plus que le peintre, ne tentera aujourd’hui de nous représenter des êtres qui seraient hors des lois et des classes où nous savons qu’ils sont rangés. Le grand Raphaël a peint de certains chameaux si dissemblables aux chameaux du désert qu’ils nous font sourire à présent : le chameau n’est plus un animal fantastique que personne ne connaissait. À notre époque, Raphaël peignant ses chameaux serait forcé de leur donner l’exactitude des lions de Rosa Bonheur. Les sciences et la philosophie ont tellement pénétré notre société moderne, qu’il est juste de dire que nous ne voyons plus le monde et les hommes du même œil que nos grands-pères. La tâche du romancier étant précisément de représenter la société sous le jour où tous la voient, il ne peut se maintenir dans une complète ignorance scientifique, en retard sur ses contemporains : il ne saurait les intéresser à ce prix ; mais d’autre part il ne doit pas se montrer plus savant qu’eux, il ne saurait davantage les intéresser. Un roman est un miroir qui reflète ce que nous voyons, non ce que nous ne voyons point encore.

Tout, à la vérité, offre un intérêt scientifique dont le romancier doit savoir profiter ; c’est même parce que toute chose rentre dans la science que les naturalistes ont pu traiter toutes choses dans le roman ; mais ils n’ont réussi dans leur œuvre que toutes les fois qu’ils n’ont pas mis seul en jeu l’intérêt scientifique[1]. Le récit pur et simple, c’est-à-dire purement et

  1. Zola, sous ce rapport, a quelque ressemblance avec Jules Verne. Elles sont souvent fort ingénieuses et tort jolies, littérairement parlant, les applications des