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le roman psychologique et sociologique.

que tu me tuerais — Carmencita, lui demandai-je, est-ce que tu ne m’aimes plus ?… Elle ne répondit rien. Elle était assise les jambes croisées sur une natte et faisait des traits par terre avec son doigt… — Je ne t’aime plus ; toi, tu m’aimes encore et c’est pour cela que tu veux me tuer. » Durant toute l’action, l’un des traits distinctifs des deux caractères, c’est que Carmen, plus froide, a toujours su ce qu’elle faisait et fait pu fait faire ce qu’elle voulait ; tandis que l’autre ne l’a jamais bien su. La lucidité et l’énergie obstinée de Carmen ne pouvait qu’éclater davantage dans la surexcitation de la dernière lutte : « Elle aurait pu prendre mon cheval et se sauver, mais elle ne voulait pas qu’on pût dire que je lui avais fait peur. » Dans la lutte intérieure de quelques heures qui précède chez tous deux le dénouement, ce qui surnage seul de tous les sentiments bouleversés, ce sont les croyances religieuses ou superstitieuses de l’enfance ; et cela devait être. Carmen fait de la magie, lui, fait dire une messe ; c’est la messe dite qu’il revient vers elle et, après une dernière provocation, la tue. « Je la frappai deux fois. C’était le couteau du borgne que j’avais pris, ayant cassé le mien. Elle tomba au second coup sans crier. Je crois voir encore son grand œil noir me regarder fixement ; puis il devint trouble et se ferma. » Carmen morte, sa vie est finie, il n’a plus qu’à galoper jusqu’à Cordoue pour se livrer, et attendre le garrot, privilège des nobles, qui ne sont pas pendus comme les vilains. Auparavant, une dernière contradiction qui résume toutes les faiblesses et toutes les incertitudes de ce violent. « Je me rappelai que Carmen m’avait dit souvent qu’elle aimerait à être enterrée dans un bois. Je lui creusai une fosse avec mon couteau, et je l’y déposai. Je cherchai longtemps sa bague, et je la trouvai à la fin. Je la mis dans la fosse auprès d’elle, avec une petite croix[1]. »

  1. On voit par cet exemple combien la composition est essentielle au roman, malgré ce qu’en ont dit certains critiques : « Le roman est le plus libre des genres et souffre toutes les formes. Il y a les beaux romans et les méchants ; il n’y a pas les romans bien composés et les romans mal composés. Une composition serrée peut contribuer à la beauté d’une œuvre ; il s’en faut qu’elle la constitue toute seule. On pourrait citer dans l’histoire des littératures des chefs-d’œuvre à peu près aussi mal composés que Manette. » (Jules Lemaître, Étude sur les Goncourt. — Revue bleue, 30 septembre 1882.)

    Tels romans, qui semblent faire exception aux lois de composition et de développement posées plus haut, en sont au contraire la confirmation quand on les examine plus attentivement. Le Pêcheur d’Islande, une des œuvres les plus remar-