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le roman psychologique et sociologique.

— les pages simples dans lesquelles Loti représente Gaud attendant son homme le marin, qui tarde à revenir, — ne se compose pour ainsi dire que d’événements psychologiques : des espérances qui tombent l’une après l’autre, puis, une nuit, un coup frappé à la porte par un voisin. Ces détails minuscules nous ouvrent pourtant des perspectives immenses sur l’intensité de douleur que peut éprouver une âme humaine.

À vrai dire, le dramatique est là où se trouve l’émotion, et la grande supériorité du roman sur la pièce de théâtre, c’est que toute émotion est de son domaine. Au théâtre, le dramatique extérieur, à grand fracas, est presque le seul possible : sur la scène, penser ne sufliL pas, il faut parler ; si l’on pleure, c’est à gros sanglots. Or, dans la réalité, il est des larmes tout intérieures, et ce ne sont pas les moins poignantes ; il est des choses pensées, qu’on ne saurait dire, et ce ne sont pas toujours les moins significatives. Le théâtre est une sorte de tribunal où l’on est tenu de produire des preuves visibles et tangibles pour être cru. Le roman, simple et complexe comme la vie, n’exclut rien, accueille tout témoignage, il peut tout dire et tout contenir. Et, tandis que le plus souvent les héros de théâtre sont éloignés de nous de toute la longueur de la rampe, nous nous sentons bien près, parfois, d’un personnage de roman qui se meut comme nous dans la simple clarté du jour.

La forme la moins compliquée du roman psychologique est celle qui ne s’occupe que d’un seul personnage, suit sa vie tout au long et marque le développement de son caractère. Werther est un roman de ce genre. Un seul personnage raconte, rêve, agit : c’est une sorte de monographie. Mais, comme l’individu est en même temps un type, la portée sociale de l’œuvre subsiste. Dans une monographie parfaite, tout événement qui se produit influence les événements suivants, et lui-même est influencé par les événements précédents ; d’autre part, toute la suite des événements gravite autour du caractère et l’enveloppe. En d’autres termes, le roman idéal, en ce genre, est celui qui fait ressortir les actions et réactions des événements sur le caractère, du caractère sur les événements, tout en liant ces événements entre eux au moyen du caractère ; ce qui forme une sorte de triple déterminisme.