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l’idéalisme et le réalisme.

second ordre pour l’invention et la composition, le sera plus encore pour les grands génies littéraires ou artistiques. Il n’est pas dans leurs œuvres un seul portrait, une seule copie exacte d’un individu réel vivant sous leurs yeux. Même lorsqu’ils se sont inspirés de types réels, il les ont toujours plus ou moins transfigurés en y ajoutant des traits significatifs et suggestifs ; le génie refait toujours plus ou moins la nature, l’enrichit, la développe. Et ce développement a lieu le plus souvent dans le sens de la logique, car l’esprit humain, étant plus conscient et plus réfléchi que la nature, est aussi plus raisonné, plus systématique. On peut ne pas se rendre compte entièrement de soi à soi-même, mais on aime à comprendre et à ramener à l’unité les actions ou les pensées d’un personnage représenté dans une œuvre d’art ; et de fait tous les grands types dramatiques, en dehors de quelques bizarreries voulues chez Hamlet, sont des caractères bien arrêtés, de véritables doctrines vivantes.

Le centre naturel de perspective pour tout homme étant son moi, sa série d’états de conscience, — et le moi se ramenant à un système d’idées et d’images associées entre elles d’une certaine façon, — il s’ensuit que voir un objet, c’est faire entrer l’image de cet objet dans un système particulier d’associations, l’envelopper dans un tourbillon d’images et d’idées. Si ce tourbillon intérieur, qui n’est autre que le moi de l’artiste, se trouve assez puissant, assez ample et assez lumineux, tout ce qui s’y trouvera entraîné sera pénétré de mouvement et de lumière. Au contraire, une âme vulgaire aura un œil vulgaire et un art banal. Chaque observateur emporte ainsi avec lui et en lui quelque chose du monde qu’il observe, comme un astre attire à lui toute la poussière planétaire qu’il rencontre dans l’espace sur son chemin. Quot capita, tot astra. En cette gravitation intérieure, chaque objet prend une place différente selon la richesse du système d’idées auquel il s’adapte. Le plus grand d’apparence peut devenir le plus mesquin, et le plus mesquin le plus grand ; les derniers échangent leur place avec les premiers.

Représenter le monde ou l’humanité d’une manière esthétique, ce n’est donc pas les reproduire passivement au hasard de la sensation, mais les coordonner par rapport à un terme fixe, — le moi original de l’auteur, — qui doit être lui-même,