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la vie individuelle et sociale dans l’art.

vivante. Ce qui fait que quelques-uns d’entre nous donnent parfois si facilement leur vie pour un sentiment élevé, c’est que ce sentiment leur apparaît en eux-mêmes plus réel que tous les autres faits secondaires de leur existence individuelle ; c’est avec raison que devant lui tout disparaît, s’anéantit. Tel sentiment est plus vraiment nous que ce qu’on est habitué à appeler notre personne ; il est le cœur qui anime nos membres, et ce qu’il faut avant tout sauver dans la vie, c’est son propre cœur.

Les sentiments et les volontés, à leur tour, s’expriment dans les actes et dans tous les faits de la vie. L’art du savant, de l’historien, et aussi de l’artiste, c’est de découvrir les faits significatifs, expressifs d’une loi ; ceux qui dans la masse confuse des phénomènes constituent des points de repère et peuvent être reliés par une ligne, former un dessin, une figure, un système. La science et l’histoire, qui nous donnent comme le squelette de la réalité, reposent en somme, dans leurs lignes essentielles, sur un petit nombre de faits triés avec soin et, comme nous disions tout à l’heure, expressifs. Ces faits, dans la science, expriment des lois purement objectives ; dans l’histoire, des lois psychologiques et humaines. L’art repose sur moins de faits encore, et son but est d’accumuler dans le plus court fragment de l’espace ou de la durée le plus grand nombre de faits significatifs. Il y a souvent plus d’actions et de pensées décisives dans un drame qui dure vingt-quatre heures et se déroule en une chambre de dix mètres carrés que dans toute une vie humaine. L’art est ainsi une condensation de la réalité ; il nous montre toujours la machine humaine sous une plus haute pression. Il cherche à nous représenter plus de vie encore qu’il n’y en a dans la vie vécue par nous. L’art, c’est de la vie concentrée, qui subit dans cette concentration les différences du caractère des génies. Le monde de l’art est toujours de couleur plus éclatante que celui de la vie : l’or et l’écarlate y dominent avec les images sanglantes ou, au contraire, amollissantes, extraordinairement douces. Supposez un univers fabriqué par des papihons, il ne sera peuplé que par des objets de couleur vive, il ne sera éclairé que par des rayons orangés ou rouges ; ainsi font les poètes.


Toutefois, l’art n’est pas seulement un ensemble de faits