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la vie individuelle et sociale dans l’art.

Ni dans l’art ni dans la vie réelle la beauté n’est une pure question de sensation et de forme. Tout type de grâce vraiment attirante doit mériter qu’on lui applique les vers du poète :


Ton accent est plus doux que ta voix : ton sourire
Plus joli que ta bouche, et ton regard plus beau
Que tes yeux : la lumière efface le flambeau.


C’est que la beauté est en grande partie action, perpétuel rayonnement du dedans au dehors. La vraie beauté se crée ainsi elle-même à chaque instant, à chacun de ses mouvements ; elle a la clarté vivante de l’étoile. « La beauté sans expression, dit Balzac, est peut-être une imposture. »

Partout où l’expression se trouve, elle crée une beauté relative, parce qu’elle crée la vie. Le formalisme dans l’art, au contraire, finit par faire de l’art une chose tout artificielle et conséquemment morte. Flaubert, partagé entre le formalisme et le réalisme, définit très bien la recherche de la sensation choisie, qu’il croit être le but de l’art, mais qui n’en est qu’un des éléments. « Je me souviens, dit-il, d’avoir eu des battements de cœur, d’avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout nu ; celui qui est à gauche quand on monte aux Propylées. Eh bien, je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, — des matières qu’il traite, — ne peut pas produire le même effet. Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? (Je parle en platonicien) », — Certainement la rareté des éléments et le poli de la surface peuvent constituer de très belles qualités, mais, si on en faisait le tout de l’art, littérature et poésie ne seraient plus que l’habileté à construire des décors ; la mise en scène primerait la vie. C’est en partie d’après cette esthétique que sont écrits les Martyrs, cette œuvre tant admirée par Flaubert et vieillie un peu vite. Enfin ces principes expliquent mieux qu’aucun commentaire les défauts de Salammbô, qui, comme on l’a dit, est une sorte d’opéra en prose. Flaubert, comprenant lui-même le caractère exclusif de cette théorie, ajoute : « Si je continuais longtemps de ce train-là, je me fourrerais complètement le doigt dans l’œil, car, d’un autre côté, l’art doit