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l’art au point de vue sociologique.

Il est très difficile de définir scientifiquement la vie, même en ses manifestations les plus infîmes, à plus forte raison la vie mentale et morale que l’artiste s’efforce de nous rendre présente dans ses œuvres. La vie est d’autant plus insaisissable par l’analyse abstraite qu’elle est plus individualisée ; or, c’est l’individualité à son plus haut degré qui est l’objet préféré du poète, du romancier, de l’artiste. La psychologie du caractère individuel, loin de former une science achevée sur laquelle puisse s’appuyer le poète ou le romancier, est encore à créer ; et c’est le poète même ou le romancier, ce sont les Shakespeare ou les Balzac qui contribuent à la créer et en rassemblent d’instinct les éléments.

Ce qui fait que la science de la vie morale et du caractère aura peine à sortir de l’état d’enfance dans lequel elle se trouve, c’est qu’elle est réduite, pour toute méthode, à l’observation au lieu de l’expérimentation. Le seul expérimentateur, en une certaine mesure, c’est le poète ou le romancier qui, lorsqu’il a le don de vie, nous fait voir et toucher des caractères se développant dans un milieu nouveau, qu’il varie à sa volonté. La création artistique, quand elle est assez puissante, atteint une valeur qui approche de l’expérimentation scientifique, quoique, nous le verrons plus loin, elle en soit toujours très différente.

On sait combien il est difficile, même pour un tireur, de couvrir une balle, de suivre une seconde fois le chemin frayé une première ; c’est le même tour de force que doit exécuter sans cesse l’écrivain, devinant dans chaque cœur les blessures plus ou moins profondes faites par la vie même, les chemins par où a passé une première fois l’émotion et par où elle peut passer une seconde fois, visant dans le sens précis où la nature a tiré au hasard. On reproche parfois à certains génies d’être subtils ; mais quoi de plus subtil que la nature ? L’esprit n’égalera jamais les choses en ramifications et en sinuosités ; seulement il faut que, dans toutes ces ramifications, la sève de la vie circule, comme le sang court dans les innombrables fibres qui relient entre elles les cellules cérébrales. Créer, c’est savoir être à la fois subtil comme la pensée et réel comme la vie. La vie, au fond, n’est qu’un degré de complexité de plus. Sachez être assez subtil pour être purement et simplement vrai.