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le génie, créateur d’un nouveau milieu social.

L’histoire, de même, nous montre que Louis XVI était simplement un excellent ouvrier serrurier, Néron un médiocre poète, Léon X un bon dilettante. » Ces considérations admettent pourtant bien des exceptions. Napoléon Ier lisait Ossian, Byron lisait Pope et le préférait à Shakespeare, Frédéric II s’adonnait à la musique de chambre. M. Hennequin n’a pas examiné, d’autre part, si le goût littéraire d’un peuple à tel moment de son histoire est toujours l’expression exacte de sa nature à ce moment. À la fin du siècle dernier, on aimait les pastorales, la sentimentalité, les frivolités ; on ne parlait que d’âmes sensibles, d’âmes tendres, de bergers, et de bergères, de retour à la nature ; tout cela était à la surface : la Révolution et la Terreur approchaient. De nos jours, les étrangers se feraient une étrange idée de la France à la juger d’après le succès de M. Zola. « Quel peuple de mœurs violentes ! « pourraient-ils dire (et ils le disent en effet). — Eh bien, non, nous ne nous plaisons aux histoires violentes que parce que nous sommes un peuple doux, généralement doux. Nous sommes comme les enfants qui s’amusent aux contes terribles. — « Quel peuple à passions intenses, énormes, irrésistibles et fatales, comme une force de la nature ou comme une idée fixe ! » — Nullement, nous sommes un peuple léger, à passions souvent superficielles comme les feux de paille ; nos idées sont malheureusement trop peu stables, surtout en politique. Nos goûts littéraires eux-mêmes varient sans cesse ; l’un chasse l’autre, et dans la même journée : ce matin George Sand, ce soir Balzac. Nous sommes un peuple à imagination vive et à sympathie facile, un peuple éminemment ouvert de pensée et sociable de sentiment. C’est pour cette raison que nous accordons à toute œuvre d’art nouvelle notre attention, notre sympathie, sans nous donner pour cela tout entiers, ni pour toujours, ni à un seul. Aujourd’hui, les uns lisent M. Zola ; les autres, M. Ohnet[1] !

Dans sa théorie, M. Hennequin n’a fait que la part des admirations par reconnaissance de soi-même en autrui, par

  1. Darwin avait pour intime ami le clergyman de son village, ce qui ne les empêcha pas d’être toute leur vie en divergence d’idées sur tout : « M. Brodie Junes et moi, dit Darwin, avons été des amis intimes pendant trente ans, et nous ne nous sommes jamais complètement entendus que sur un seul sujet et, cette fois, nous nous sommes regardés fixement, pensant que l’un de nous devait être fort malade. »