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HYPOTHÈSE DE L’INDIFFÉRENCE DE LA NATURE.

après l’attente vaine ; elle ôtait alors sa robe blanche. Mais le lendemain, avec l’aube, sa confiance revenait : « C’est pour aujourd’hui, » disait-elle. Et elle passait sa vie dans cette certitude toujours déçue et toujours vivace, n’ôtant que pour la remettre sa robe d’espérance. L’humanité est comme cette femme, oublieuse de toute déception : elle attend chaque jour la venue de son idéal ; il y a probablement des centaines de siècles qu’elle dit « c’est pour demain ; » chaque génération revêt tour à tour la robe blanche. La foi est éternelle comme le printemps et les fleurs. Toute la nature en est là peut-être, du moins la nature consciente et intelligente : peut-être, il y a une infinité de siècles, dans quelque étoile maintenant dissoute en poussière, espérait-on déjà le fiancé mystique. L’éternité, de quelque façon qu’on la conçoive, apparaît comme une déception infinie. N’importe ; la foi ferme cet infini désespérant : entre les deux abîmes du passé et de l’avenir, elle ne cesse de sourire à son rêve ; elle chante toujours le même chant de joie et d’appel, qu’elle croit nouveau et qui s’est déjà perdu tant de fois sans rencontrer aucune oreille ; elle tend toujours ses bras vers l’idéal, d’autant plus doux qu’il est plus vague, et elle remet sur son front sa couronne de fleurs sans s’apercevoir que depuis cent mille ans elle est fanée.

M. Renan a dit : Dans la pyramide du bien, élevée par les efforts successifs des êtres, chaque pierre compte. L’Égyptien du temps de Chéphrem existe encore par la pierre qu’il a posée. » — Où existe-il ? dans un désert, au milieu duquel son œuvre se dresse sans but, aussi vaine dans son énormité que le plus mince des grains de sable de sa base. La « pyramide du bien » n’aura-t-elle point le même sort ? Notre terre est perdue dans le désert des cieux, notre hu-