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DU MOBILE MORAL AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE.

peut se suffire à lui-même ; la vie la plus riche se trouve être aussi la plus portée à se prodiguer, à se sacrifier dans une certaine mesure, à se partager aux autres. D’où il suit que l’organisme le plus parfait sera aussi le plus sociable, et que l’idéal de la vie individuelle, c’est la vie en commun. Par là se trouve replacée au fond même de l’être la source de tous ces instincts de sympathie et de sociabilité que l’école anglaise nous a trop souvent montrés comme acquis plus ou moins artificiellement dans le cours de l’évolution et en conséquence comme plus ou moins adventices. Nous sommes bien loin de Bentham et des utilitaires, qui cherchent à éviter partout la peine, qui voient en elle l’irréconciliable ennemie : c’est comme si on ne voulait pas respirer trop fort, de peur de se dépenser. Dans Spencer même, il y a encore trop d’utilitarisme. Trop souvent, en outre, il regarde les choses du dehors, ne voit dans les instincts désintéressés qu’un produit de la société. Il y a, croyons-nous, au sein même de la vie individuelle, une évolution correspondant à l’évolution de la vie sociale et qui la rend possible, qui en est la cause au lieu d’en être le résultat[1]

  1. « On nous a objecté que la fécondité de nos diverses puissances intérieures pouvait aussi bien se satisfaire dans la lutte que dans l’accord avec autrui, dans l’écrasement des autres personnalités que dans leur relèvement. Mais, en premier lieu, on oublie que les autres ne se laissent pas écraser si facilement : la volonté qui cherche à s’imposer rencontre nécessairement la résistance d’autrui. Même si elle triomphe de cette résistance, elle ne peut en triompher toute seule, il lui faut s’appuyer sur des alliés, reconstituer ainsi un groupe social et s’imposer vis-à-vis de ce groupe ami, les servitudes mêmes dont elle a voulu s’affranchir à l’égard des autres hommes, ses alliés naturels. Toute lutte aboutit donc toujours à limiter extérieurement la volonté ; en second lieu, elle l’altère intérieurement. Le violent étouffe toute la partie sympathique et intellectuelle de son être, c’est-à-dire ce