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L’ÉDUCATION MORALE.

une inclination non plus à fuir, mais à se rapprocher, à se parler, à se secourir, à mettre autrui à sa place ? Quand un enfant tombe sous une voiture, on se précipite à son secours par un mouvement presque instinctif, comme on s’écarterait soi-même d’un précipice. L’image d’autrui se substitue ainsi à l’image de nous-même. Les plateaux de la balance intérieure, moi, toi, s’intervertissent constamment. Ce mécanisme délicat est produit en partie par l’hérédité. L’homme s’est donc adouci, apprivoisé, civilisé ; aujourd’hui, il est partiellement sauvage, partiellement civilisé ou civilisable. Le résultat de l’éducation à travers les siècles s’est ainsi fixé dans l’hérédité même, et c’est une des preuves de la puissance qu’a l’éducation, sinon toujours pour le présent, du moins pour l’avenir.

On connaît aussi les exemples de retour en arrière et d’atavisme. Les instincts guerriers et nomades qui caractérisent la vie sauvage persistent chez certains hommes civilisés ; il est difficile à certaines natures de s’adapter à ce milieu complexe résultant d’une foule d’opinions et d’habitudes, qu’on appelle la civilisation. On ne peut voir là, dit M. Ribot, qu’un fond de la sauvagerie primitive conservée et ramené par l’hérédité. Ainsi, le goût de la guerre est l’un des sentiments les plus généralement répandus chez les sauvages ; pour eux, vivre c’est se battre. « Cet instinct, commun à tous les peuples primitifs, n’a même pas été inutile au progrès de l’humanité, si, comme on peut le croire, il a assuré la victoire des races les plus intelligentes, les plus fortes, sur des races plus mal douées. Mais ces instincts guerriers, conservés et accumulés par l’hérédité, sont devenus une vraie cause de destruction, de carnage et de ruine. Après avoir servi à créer la vie sociale, ils ne sont plus bons qu’à la détruire ; après avoir assuré le triomphe de la civilisation, ils ne travaillent plus qu’à sa perte. Même quand ces instincts ne mettent pas aux prises deux nations, ils se manifestent dans la vie ordinaire, chez certains individus, par une humeur querelleuse et batailleuse, qui conduit souvent à la vengeance, au duel et au meurtre[1] ». De même pour l’esprit d’aventure : les races sauvages l’ont à un si haut degré, qu’elles se lancent dans l’inconnu avec l’insouciance des enfants. Cet esprit d’entreprise et d’imprévoyance, utile à l’origine pour ouvrir de nouveaux

  1. Ribot, l’Hérédité.