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dans les demi-ténèbres de la nuit. Il faisait des crochets comme un oiseau blessé, tournait sur lui-même avec un grand bruit mystérieux, semblait haletant, mourant, perdu. Il passa devant moi. On eût dit un monstrueux ballon de cristal, plein d’êtres affolés à peine distincts, mais agités comme l’équipage d’un navire en détresse qui ne gouverne plus et roule de vague en vague. Et le globe étrange, ayant décrit une courbe immense, alla s’abattre au loin dans la mer, où j’entendis sa chute profonde pareille au bruit d’un coup de canon.

Tout le monde d’ailleurs dans le pays, entendit ce choc formidable qu’on a pris pour un éclat de tonnerre. Moi seul j’ai vu… j’ai vu… S’ils étaient tombés sur la côte, près de moi… nous aurions connu les habitants de Mars. Ne dites pas un mot, monsieur, songez, songez longtemps… et puis racontez cela, un jour, si vous voulez. Oui, j’ai vu… j’ai vu… le premier navire aérien, le premier navire sidéral lancé dans l’Infini par des êtres pensants… à moins que je n’aie assisté simplement à la mort d’une étoile filante capturée par la Terre. Car vous n’ignorez pas, monsieur, que les planètes chassent les mondes errants de l’espace comme nous poursuivons ici-bas les vagabonds. La Terre qui est légère et faible ne peut arrêter dans leur route que les petits passants de l’immensité.

Il s’était levé, exalté, délirant, ouvrant les bras pour figurer la marche des astres.

— Les comètes, monsieur, qui rôdent sur les frontières de la grande nébuleuse dont nous sommes des condensations, les comètes, oiseaux libres et lumineux, viennent vers le Soleil des profondeurs de l’Infini. Elles viennent traînant leur queue immense de lumière vers l’astre rayonnant ; elles viennent accélérant si fort leur course éperdue qu’elles ne peuvent joindre celui qui les appelle ; après l’avoir seulement frôlé, elles sont rejetées à travers l’espace par la vitesse même de leur chute.

Mais si, au cours de leur voyage prodigieux, elles ont passé près d’une puissante planète, si elles ont senti, déviées de leur route, son influence irrésistible, elles reviennent alors à ce maître nouveau, qui les tient désormais captives. Leur parabole illimitée se transforme en une courbe fermée, et c’est ainsi que nous pouvons calculer le retour des comètes périodiques. Jupiter a huit esclaves, Saturne une, Neptune aussi en a une, et sa planète extérieure une également, plus une armée d’étoiles filantes… Alors… Alors… j’ai peut-être vu seulement la Terre arrêter un petit monde errant…

Adieu, monsieur, ne me répondez rien, réfléchissez, réfléchissez, et racontez tout cela un jour si vous voulez……

C’est fait. Ce toqué m’ayant paru moins bête qu’un simple rentier.

Guy de MAUPASSANT.